Même si la musique de Jean-Luc Fafchamps semble jaillie en direct de sa plume, ou de ses doigts, elle est le résultat d’une succession de détours, pour la plupart involontaires et toujours déterminants
Les amateurs de danse, de piano, de création contemporaine, d’économie pure, de politique hospitalière, de chanson, de jazz, de variété, auront, chacun de son côté, et les plus syncrétiques des leurs, rencontré un jour Jean-Luc Fafchamps. Incontournable à sa façon, pour autant que l’on procède par cercles distincts et limités, voici quelques années déjà qu’il se concentre prioritairement sur le domaine de la composition. Deux de ses oeuvres sont en création au festival Ars Musica 2001: un quatuor à cordes finement intitulé «Les Désordres de Herr Zoebius», le 20 (c’était hier), et une pièce pour soprano, violon alto, violoncelle et contrebasse, sur un texte d’Etienne Leclerq, «Puisque le retour», le 25. Rencontre.
C’est un garçon que l’on pourrait croire assez sombre sans la lueur d’humour qui danse dans son regard, et l’attitude de foncière bienveillance qui anime à la fois ses propos et son contact. On le verrait bien comédien, ou philosophe à la Sorbonne, ou sélectionné pour présenter la collection automne de H&M, belle allure en tous cas, haute taille, voix grave et douce, pensée courant à la vitesse du laser et débit de même, sauf s’il s’agit des sentiments. Volontiers provocateur, il adore les paradoxes, soutenant tout et son contraire avec le même aplomb, à moins, simplement, que le ton familier de son discours abaisse la vigilance de l’interlocuteur sur la hauteur et la complexité de sa pensée
Bruxellois, né à Saint-Josse ten Noode il y aura bientôt quarante ans, Jean-Luc était le deuxième d’une famille de quatre garçons, position confortable paraît-il dans la mesure où on le laissait bien tranquille. «J’ai commencé le piano à l’âge de six ans, mais c’était l’orgue qui m’attirait, j’en avais eu la révélation tout petit, c’était un choc physique, une entrée en transes. Puisqu’il n’y avait pas d’orgue à l’académie, je me suis rabattu sur le piano et ça s’est plutôt bien passé, j’ai démarré avec les Mikrokosmos de Bartok, qui m’ont fait retrouver le plaisir physique déjà éprouvé avec l’orgue, et le tempérament conciliant de certains de mes professeurs convenait parfaitement à ma nature indisciplinée.»
Du côté du collège de Jean-Luc, ça semble avoir été amusant aussi, surtout dans le domaine du théâtre; la musique traîne un peu, les études cartonnent, Jean-Luc se retrouve diplômé d’humanité sans avoir fini l’académie, et sans possibilité de présenter l’examen d’entrée au Conservatoire. Pour tuer le temps, il fait les sciences économiques, notamment à Saint-Louis, où il rencontre d’excellents professeurs de philo (Jean Florence et Alphonse Dewaelhens notamment) qui renforcent sa passion pour la spéculation intellectuelle; il réalise bientôt un brillant mémoire en économie pure sur «Les déterminants de coûts dans les hôpitaux généraux belges», qui lui vaut un prix interuniversitaire de 50.000 francs. Ce sera son seul salaire dans le domaine.
Car dans l’intervalle, et tout en poursuivant ses travaux économétriques, il a réussi à s’inscrire au Conservatoire de Mons, dans la classe de Mikhaïl Faerman, célèbre broyeur d’ivoire et néanmoins premier prix du Reine Elisabeth, musicien chaleureux, physique, professeur à peine plus âgé que l’élève, exemple plus fraternel que paternel de la dimension «naturelle» que Fafchamps voulait rejoindre à tous prix: «Faerman a soutenu ma volonté d’en finir avec ce raffinement construit qui signerait la fin de la vie»
Et ce n’était pas tout. Une autre vie parallèle occupait notre futur compositeur depuis ses quinze ans: le rock, l’improvisation, dans un genre plus ou moins jazz, ainsi qu’une activité régulière d’accompagnateur de chanteurs. «C’est une expérience formidable (que je pratique toujours) parce que si le chanteur est bon et tenant compte que souvent les chanteurs n’ont pas de formation musicale, le pianiste peut se mettre au service d’une vérité directe, un peu comme Bartok a découvert les lois de la musique dans les musiques populaires hongroises.»
Mais comment vit-on quand on lâche l’économie pure pour une musique qui ne l’est pas? Fafchamps donnait de la tête de tous côtés, beaucoup de musique appliquée, un peu de musique dite pure quand même: il chantait dans l’Ensemble vocal de la RTBF («quand je fumais assidûment, je parvenais même à atteindre le contre-mi»), il donnait des cours de piano en académie et des cours d’analyse musicale au Conservatoire de Mons, où il succéda à feu Fernand Leclercq (et où il occupe aujourd’hui un poste de professeur). «Je garde un sentiment mitigé vis-à-vis de l’analyse musicale, cette façon de paraphraser la musique en utilisant un autre médium que la musique elle-même. Je crains que cette démarche favorise les techniques d’invention plutôt que les techniques de découverte Je m’explique: au XXe siècle, on s’est tellement gargarisé de l’idée qu’il n’y avait pas de nature qu’on en est arrivé à une hypertrophie de l’invention; plutôt que de chercher dans l’ordre physique des choses ce qui pourrait justifier de nouvelles pistes, on a multiplié les systèmes arbitraires. L’école de Darmstadt, par exemple, s’est plus préoccupée de décerner des brevets d’inventeurs que de susciter la découverte, généralement taxée de naïveté parce qu’elle postule une idée de nature.»
Un jour, pourtant, Fafchamps a mis la musique «pure» au centre de ses activités; devenu membre (brillant) de l’Ensemble Ictus, il se familiarisa avec la création et s’orienta, en autodidacte, vers la composition. «D’une part, j’ai distingué les limites des musiques «appliquées» où le contexte m’était imposé, d’autre part, j’ai découvert qu’il n’y avait pas que des «inventeurs» mais aussi des «découvreurs», des Ligeti, des Grisey etc., et donc j’ai vraiment commencé à composer. J’avais trente ans.»
La première pièce de Fafchamps, écrite pour deux pianos et créée au Botanique par l’auteur en duo avec Laurence Cornez, fait appel aux langages de Scriabine et de Ligeti, «sans savoir que Grisey avait ouvert la voie, vingt ans plus tôt» Sur la lancée, se crée le fameux Bureau des pianistes (qui deviendra Bureau des Arts) ainsi que Musica Libera. Les créations se multiplient, saluées unanimement, les effectifs se déploient, les combinaisons poursuivent leurs explorations. Avec, toujours, une intense vie pulsionnelle au cœur de la musique.
Aujourd’hui, celui qui est devenu un compositeur à part entière se présente au public avec «Les Désordres de Herr Zoebius». Ce quatuor en création, «sans doute le seul de ma carrière», où la chaotologie trouve largement sa place, s’inspire d’une BD imaginaire pour partir à la recherche du point de bascule entre l’hyperdéterminisme et l’aléatoire (à ne pas confondre avec le combinatoire et ses diktats), démarche dans laquelle les fonctions utilisées autrefois en macroéconomie auront été très utiles au compositeur.
Martine Dumont-Mergeay, mars 2001