Quand on investit la salle Malibran, au sixième étage des Ateliers de la Monnaie, recrachés hors de l’ascenseur dimensionné comme un monte-charge, déjà quelque chose se passe sur la scène qui n’en est pas vraiment une : deux hôtesses et un hôte, aux tailleurs et costume bleus et stricts, évoquant la bonhomie stylée de la Sabena époque Atomium, font face au public -qui bruisse de l’excitation avant ce qu’on pressent comme un événement. Chacun prend place pour la première de Is this the end? #2 – focalisé, après Dead Little Girl, premier volet (sur trois) dédié à l’Adolescente, créé en septembre 2020 (et livestreamé pour cause de C…)-, sur la Femme, rouge et atmosphérique. Soulignant d’invites répétées les phrases défilant au bas de l’élément central du triptyque, articulation unique du décor, pour l’heure figurant les tuyaux illuminés de l’orgue, les hôtes en bleu (et bientôt en gants blancs -à l’occasion index dressés) endossent le rôle d’ironiques maîtres de cérémonie, tour à tour poteaux indicateurs, machinistes, pourvoyeurs d’émotion, aussi dérisoires qu’essentiels.
Grandes orgues virtuelles donc, au jeu mimé par le compositeur en redingote étincelante qui ouvre le rideau, dos à l’audience, mains virevoltant dans l’espace, puissance sonore restituée en soundscape pour un effet immersif. Car, dans le désordre pandémique, il a fallu à nouveau s’adapter, même si Here’s the woman! bénéficie cette fois d’un public parfaitement humain et présent en nombre : l’orgue, l’orchestre et les chœurs sont enregistrés et les chanteurs sont le biotope vivant d’un opéra qui s’échappe de l’ordinaire à plusieurs titres et fait de la contrainte une redoutable opportunité créative.
L’idée d’une œuvre en trois épisodes naît en mai 2020 de la demande de la Monnaie confrontée au report d’un an de The time of our singing de Kris Defoort : Jean-Luc Fafchamps prend le défi au vol et choisit de donner la voix à trois personnages en transit, mi-vivants mi-morts, chacun centre d’un volet. Si le premier utilise déjà le cinéma (un film tourné dans les coulisses de l’institution) comme allié des solistes, des musiciens de l’Orchestre symphonique et des Chœurs de la Monnaie, le deuxième donne au visuel (trois sources d’images densément colorées par les costumes de Régine Becker, figurant personnages, chanteurs, musiciens -et Ouri Bronchti, le chef d’orchestre- et projetées indépendamment sur les trois panneaux de l’ingénieux polyptique imaginé par Ingrid von Wantoch Rekowski) les rênes d’une histoire qui se fraie un accès majeur à nos cerveaux par les oreilles et par les yeux. Et encore est-ce négliger la dimension de l’illusion, celle par laquelle on s’interroge sur nos sens quand la scénographie mêle les plans qui nous révèlent des intervenants projetés mais présents, troubles derrière leur propre image ou insérés « en vrai » dans une porte ouverte entre deux panneaux, et qui sert avec malignité l’ambiguïté de notre finitude, qu’on aime tant voir suspendue telle un aller simple vers des jours meilleurs (comme si la vie n’était pas le meilleur des jours), repoussée indéfiniment (mais toujours sous condition : la chasteté, le prosélytisme, le silence, le CAC 40…).
Le livret d’Eric Brucher offre à la Femme, qui a lutté et combattu, « étouffé les fatigues du vendredi » et aspire à la lumière, au repos en paix, la déception de l’orgueil, dure et injuste, le recul effaré sur la croyance ; à l’Adolescente, la révolte et le secret de la concupiscence ; à l’Homme, peut-être, de « tout geler puisque tout dégèle » : le langage est cruel, mais moins que le monde, dont les dimensions s’effritent et effraient. La musique de Jean-Luc Fafchamps parcourt un spectre si élastique qu’à l’énoncer on s’interroge, mais qu’on absorbe, entrechoqué, avec un aveuglement croissant : il prend à la chanson de geste, à Johannes Ockeghem, à la toxicomanie de la techno, à la flamboyance de Scriabine -et à son habileté personnelle à dilater le monde sonore, à l’expanser hors de ses dimensions d’espace et de temps. Ce à quoi participent les breaking news qui défilent sous l’écran, autant d’irruptions des peurs et des fulgurances du monde humain, qui piétine le permafrost pour attraper la jeunesse éternelle et qui rêve de transcender la mort et ne parvient qu’à réchauffer la terre.
« Choc à l’opéra : l’immense diva “The Woman”, que l’on savait souffrante, a été victime d’un tragique accident. Erreur médicale ou stress endémique dans les milieux lyriques devenu fatal ? » Sur l’autel de l’ingrédient secret de l’identité belge, Is this the end ? du trio Fafchamps, von Wantoch Rekowski et Brucher rejoint la pipe de René Magritte, la Castafiore d’Hergé et l’Eurovision de Telex : qu’importe qu’il y ait une « vie après la mort », le public, allumé par cette première (jouée deux fois chaque jour de représentation) sait battre des mains, dire son plaisir -et reconnaître la « vie avant la mort ».
Bruxelles, Ateliers de la Monnaie, le 21 avril 2022
Bernard Vincken, 25 avril 2022