Frühlings Erwachen, opéra en trois actes (2004-2006). Musique de Benoît Mernier. Livret (en langue allemande) de Jacques De Decker, d’après « Frühlings Erwachen , Kindertragödie » (L’éveil du Printemps, tragédie enfantine, 1890-1891) de Frank Wedekin. Texte paru dans “L’éveil du printemps, naissance d’un opéra”, ouvrage collectif sous la direction de Robert Wangermée, Mardaga, 2007.

Distribution :

Wendla Bergmann : soprano
Thea: mezzo-soprano
Martha: mezzo-soprano
Ilse : soprano

Moritz Stiefel : baryton
Melchior Gabor: ténor
Hänschen : ténor
Ernst: ténor
Georg : mezzo-soprano (travesti)
Otto : basse

Frau Bergmann + Frau Gabor : mezzo-soprano [rôle aveugle]
Herr Gabor + Der vermummte Herr : baryton-basse

Chœur d’adolescents

Composition de l’orchestre :

2 Flûtes (la 1ère joue aussi Piccolo ; la 2ème joue aussi Piccolo et Flûte alto)
2 Hautbois (le 2ème joue aussi le Cor Anglais)
2 Clarinettes (la 2ème joue aussi Clarinette Basse)
2 Bassons (le 2ème joue aussi Contre-basson)

4 Cors en fa
2 Trompettes en ut
2 Trombones (1º ténor – 2º basse)
1 Tuba basse

Timbales
3 Percussionnistes

Harpe
Piano (+ célesta)

10 Violons I
10 Violons II
8 Alti
6 Violoncelles
4 Contrebasses

 

Argument

Acte I. Les troubles de leur sexualité naissante perturbent diversement les jeunes adolescents d’une communauté. Wendla est tiraillée entre innocence et curiosité; Moritz a peur de ne plus parvenir à se concentrer sur ses pénibles études ; son ami Melchior, plus téméraire et mieux informé, lui promet une description illustrée des mécanismes de la reproduction. A la demande insistante de Wendla, qui veut savoir ce que ressent Martha, battue quotidiennement pas son père, Melchior finit par la rosser copieusement.
Acte II. Hänschen se livre à un tourbillon d’images féminines. Wendla veut faire dire à sa mère – Frau Bergmann – comment naissent les enfants, mais n’obtient qu’une réponse évasive : pour avoir un enfant, il faut qu’un homme et une femme mariés… s’aiment très fort. A l’occasion d’une séance de philosophie improvisée chez Melchior, Moritz raconte l’histoire de la Reine-sans-tête qu’un roi épousa en lui cédant une des deux têtes dont il était pourvu. Melchior fait l’amour à Wendla, de force, en lui déclarant… qu’il l’aime aussi peu qu’elle l’aime. Moritz échoue à ses examens et n’ose affronter la colère de ses parents. Ne trouvant pas le soutien espéré auprès de Frau Gabor (la mère de Melchior), il ne parvient pas à accepter les avances d’Ilse la délurée, et se tire une balle dans la tête.
Acte III. Après l’enterrement de Moritz, les adultes scandalisés par son geste veulent voir en l’essai initiatique de Melchior, la cause du suicide de son camarade. Lorsque Frau Gabor, qui prend d’abord la défense de son fils, apprend que celui-ci a aussi fauté avec Wendla, elle accepte que son père l’envoie en maison de correction. Wendla, dont Melchior enfermé espère le pardon, perd la vie dans une tentative d’avortement. Hänschen et Ernst découvrent en un moment de grâce leur attirance mutuelle. Melchior, réfugié dans un cimetière après sa fuite de prison, rencontre le spectre de Moritz qui l’invite à le rejoindre dans la sérénité éternelle, mais un mystérieux homme masqué l’en dissuade en lui proposant de le conduire parmi les hommes.

En raison des exigences de la représentation lyrique, l’adaptation de Jacques De Decker comporte quelques différences notables avec l’œuvre dramatique homologue de Frank Wedekind. La pièce a été condensée pour favoriser la composition d’un opéra de dimensions supportables, le débit du chant étant plus lent que celui de la parole. Dans un souci d’équilibre et de gestion des énergies musicales, l’agencement général a été quelque peu modifié. Certaines scènes ont été fusionnées ou permutées et certains dialogues secondaires supprimés. Le problème principal de l’adaptation de la pièce réside dans le fait qu’elle met en présence des enfants et des adultes. Il s’agit d’une différence quasiment impossible à représenter dans un contexte lyrique, puisque toutes les voix y sont forcément tenues par des chanteurs adultes. Dès lors, afin d’éviter les problèmes de confusion qu’aurait pu occasionner cette convention, les rôles d’adultes, à quelques notables exceptions, ont été supprimés (il y en a plus de vingt-cinq dans la pièce de Wedekind). Ce sont donc les enfants eux-mêmes qui miment, ignorent ou singent les réactions des « grandes personnes », ce qui ajoute au caractère drolatique ou grotesque de certaines scènes, sans rien trahir d’une écriture dramatique où ces adultes étaient traités de manière satirique1.
Malgré ces quelques aménagements, le livret de Frühlings Erwachen restitue point par point toutes les péripéties du drame homologue, et nous en livre la substantifique moelle, laissant à charge du compositeur de reconstituer par la musique ce qui n’est qu’évoqué dans l’adaptation. Celle-ci est écrite en allemand, la langue originelle, afin de coller au plus près à la force poétique de la pièce et d’en restituer textuellement certaines des plus belles images. Il est clair, à la lecture de l’opéra, que la pièce de Wedekind est restée, pour l’adaptateur comme pour le compositeur, un point de mire permanent dans le processus créateur, ce dont le maintien du titre original rend compte. Ceci nous autorise donc une interprétation simultanée des deux textes, l’un éclairant l’autre. Les quelques citations qui vont suivre seront cependant issues exclusivement du livret, puisque c’est l’opéra qui nous occupe au premier chef.
Les caractéristiques principales du texte tiennent en trois points : le choix du sujet, le ton satirique et le dispositif symboliste.
Le sujet de Frühlings Erwachen n’est pas banal, puisqu’il s’agit de l’éveil de la sexualité chez l’adolescent, ou si l’on veut, de rapports problématiques entre l’état « protégé » d’enfant, la conscience trouble du désir naissant comme conséquence d’aptitudes physiques nouvelles et d’injonctions fantasmatiques contradictoires, le questionnement existentiel et les efforts ou les refus de transmutation de ce conflit intérieur en statut d’adulte plus ou moins autonome. En première analyse, il s’agit à l’évidence d’une problématique psychologique. On ne peut donc guère être surpris que Frühlings Erwachen ait d’emblée intéressé la psychanalyse, quitte à mettre au second plan ses qualités intrinsèques et les intentions de son auteur. Il est vrai que la parution de cette « tragédie enfantine » en 1891 2, plusieurs années avant la publication des principales théories freudiennes 3, a de quoi intriguer 4. Toutefois, s’il est légitime de s’intéresser particulièrement à ce qui, dans les déterminismes affectifs spécifiques des différents protagonistes du drame, va les conduire à aborder leur dilemme de telle ou telle manière, il ne faudrait pas que ce débat purement diagnostique sur le réalisme psychologique des situations imaginées par Wedekind 5 occulte ses intentions humoristiques et poétiques. Comment l’auteur exploite des attitudes particulières, plus ou moins crédibles, pour mettre en place une mécanique théâtrale chargée de sens est ce qui nous intéresse plus largement ici.
En réalité Freud admettra, peut-être un peu à contrecœur 6, la pertinence des intuitions de Wedekind, mais il laissera curieusement de côté le questionnement critique que la pièce semble adresser à la morale bourgeoise et au statut de l’interdit aveugle comme solution victorienne à la problématique de la sexualité naissante. En privant les enfants de guide dans cette initiation incontournable, la société puritaine produit, en effet, un système de contradictions susceptible de mener aux accidents de parcours qu’elle prétend justement éviter, sans rien prévoir pour en juguler les effets pervers. En réprouvant l’évocation du désir et de la jouissance, elle interdit toute réflexion sur le nécessaire arbitrage entre nature (désir) et devoir (ordre collectif), qui est précisément le questionnement moral. Il s’agit donc d’un système qui vise à régler le problème moral en l’ignorant, tout simplement. Wedekind évoque – ou plutôt exploite – cette contradiction de plusieurs manières, dans un but principalement humoristique. Par exemple, Frau Gabor répond à la menace de suicide de Moritz par ces mots: « Wollte da ein jeder gleich zu Dolch und Gift greifen, es möchte bald keine Menschen mehr auf der Welt geben » (« Si tout un chacun devait aussitôt brandir la lame ou avaler du poison, il n’y aurait bientôt plus de gens sur la terre »). Irrésistible tautologie, qui prétend prévenir un suicide en objectant que si tout le monde se tuait, plus personne ne vivrait ! On devrait donc se résoudre à exister parce qu’il n’y a pas de solution collective durable à faire autrement. En corollaire, on ne devrait s’accoupler que pour assurer la reproduction de l’espèce. Cette philosophie utilitariste met les adolescents en position de n’envisager leur accomplissement personnel que comme le résultat d’une transgression, et leur laisse intégralement le poids de son échec éventuel7. Les principaux personnages du drame de Wedekind peuvent donc être envisagés comme autant d’exemples de solutions transgressives que le puritanisme réprouve : le sado-masochisme, l’onanisme, l’homosexualité, le suicide, la débauche, l’acte sexuel en dehors de tout lien sentimental… Ces diverses « déviances », cependant, sont clairement le résultat de l’action inappropriée – ou de l’inaction – des adultes. La mère de Wendla, malgré les questions insistantes de la jeune fille, se révèle incapable de lui expliquer sérieusement les mécanismes de la reproduction. En prétendant faire résulter la naissance des enfants de l’amour « très fort » qui unit les parents, Frau Bergman encourage objectivement sa fille à satisfaire sa curiosité en testant la sexualité en l’absence de toute attache affective : n’a-t-elle pas raison de penser que s’il faut aimer très fort pour enfanter, on ne risque rien tant qu’on n’aime personne ? Wedekind se divertit, donc, de l’hypocrisie puritaine, avec une cocasserie décapante, et montre avec rouerie comment ce système incohérent se retourne contre lui-même en favorisant ce qu’il réprouve.
Il ne faut cependant pas s’y tromper : la critique de l’ordre moral n’est pas le principal objet de cette pièce, et même, selon les dires de son auteur, n’en est pas l’objet du tout. Certes, ceux qui prennent le parti de l’ordre sont toujours un tantinet ridicules tant le désordre évident de la nature réduit leurs efforts à de la pure tartufferie, et il s’agit là d’un ressort humoristique auquel l’auteur a volontiers recours, mais il n’en a pas pour autant la légèreté, ou la pédanterie, de plaider avant l’heure pour une morale caricaturale où il serait « interdit d’interdire »8. Il n’a, en fait, aucunement l’intention de plaider pour quoi que ce soit. Cette satire qui brocarde joyeusement les instances religieuses, pédagogiques et parentales, est une composante amusante, intelligente et jouissive de la pièce, mais elle n’en est qu’un aspect extérieur, un ton, ayant désormais perdu une part de sa saveur, et ne suffirait pas à elle seule à convaincre un compositeur d’œuvrer deux ans pour en faire un opéra9. Au-delà de l’humour et de l’ironie, on ne peut comprendre la véritable portée de Frühlings Erwachen qu’en s’avisant de sa nature symboliste, de sa portée philosophique et son de pouvoir onirique. L’auteur installe ici un dispositif dans lequel tous les éléments d’une réflexion sur la liberté individuelle sont rassemblés et placés à leur rang légitime. Ce qu’il nous propose, dans Frühlings Erwachen, ce n’est pas seulement l’histoire plus ou moins réussie, et nécessairement amusante, du rendez-vous inutilement contrarié de quelques adolescents particuliers avec leur sexualité, mais bien, sous l’angle du sujet qui pose précisément le plus de problèmes aux moralistes de tout temps, la peinture imagée du débat intérieur que réclame la recherche de l’autonomie. En ce sens, dans cette parabole du passage de statut d’enfant assujetti à celui d’adulte, Wedekind met en présence les principes contradictoires dont participe toute émancipation : les injonctions désordonnées de la nature, les interdits de l’ordre pré-établi et les fantasmes de solutions d’évitement. Il met ainsi en perspective la question du rapport entre les différents déterminismes qui constituent l’individu et la possibilité d’une volonté propre. Peut-on espérer rester un enfant, comme Wendla, et vivre sa sexualité sans danger ? Peut-on détester sa propre nature, comme Moritz, et résister au nihilisme? Peut-on exorciser l’effroi de l’altérité en retournant la dynamique centrifuge du désir vers le semblable, comme le fait Hänschen ? Pourquoi pas, semble répondre Wedekind en signalant qu’il s’agit peut-être de chemins transitoires ( « Wenn wir in dreißig Jahren zurückdenken, spotten wir ja vielleicht! », « Quand nous y repenserons dans trente ans, peut-être en rirons-nous ! »). Finalement, le parcours de Melchior nous indique qu’on ne construit pas une éthique autonome dans les leçons de morales, mais derrière les excès du désir : comment pourrait-on, en effet, trouver la rédemption d’une faute qu’on n’aurait pas commise ? C’est donc en tant qu’il représente une peinture de la quête individuelle, et pas seulement un catalogue psychanalytique ou une satire morale, que Frühlings Erwachen est un récit toujours actuel, dont l’articulation symbolique est chargée d’un réel pouvoir onirique.

Formellement, cette réflexion sur les errements de la quête éthique, s’organise en trois actes et dix-sept scènes (cinq pour chacun des deux premiers actes et sept pour le troisième). Chaque scène est conçue comme un tableau exposant sa thématique narrative propre, ce qui dispense les auteurs de s’encombrer d’unité spatiale et temporelle, celle-ci étant assumée par le sujet, qui tient lieu de ciment, et par la convergence des trames individuelles entrelacées, à la manière d’un roman choral, par laquelle les différents points de la rhétorique s’éclairent les uns les autres. Dans ce dispositif, les personnages ne sont pas à considérer comme des « individus en soi », mais comme des images archétypiques renvoyant, à l’instar du rêve, à des prophéties concernant l’accomplissement personnel. La trame de Wedekind se tisse par paires, procédé qui est encore accentué par le travail de De Decker et Mernier. Il s’agit d’oppositions, ou de complémentarités, qui relient des personnages, des attitudes ou des représentations symboliques, et qui concourent à mettre toute péripétie en perspective. Ces paires se présentent de diverses manières, soit, cas le plus évident, qu’elles se constituent au sein d’une scène unique, soit que les éléments se renvoient l’un à l’autre à distance, dans des situations comparables. Sous cette forme, le système dramatique est dynamique, bien que les éléments qui le constituent soient statiques. Les dialogues, par exemple, ne constituent presque jamais une véritable communication (personne n’écoute véritablement personne, dans cette pièce : les solitudes se croisent, ou s’entrechoquent, mais ne se rencontrent pas), mais l’exposition alternée de principes opposés, fermés sur eux-mêmes. Les personnages se précipitent vers un destin que le réseau de déterminismes qui les constitue pointe du doigt. Pour donner un exemple évident, garçons et filles s’opposent certes sous la catégorie du genre (masculin – féminin), mais se rejoignent sous la catégorie du statut social (ils sont tous des enfants, opposés en cela aux adultes). Par ailleurs, Ilse et l’homme masqué arrivent tous deux à point nommé, pour proposer à leurs interlocuteurs respectifs (Moritz et Melchior) la réponse appropriée à leurs problèmes d’échec et de remords. Ces réponses sont très différentes : Melchior trouvera effectivement la rédemption chez l’homme masqué, et si Moritz avait pu accepter de « boire un lait de chèvre » («Ziegenmilch trinken ») avec Ilse, il n’aurait certainement plus vu la vie avec les mêmes yeux. Ilse et l’homme masqué symbolisent donc, en un couple certes contrasté, deux aspects de la solution adéquate. Encore faut-il avoir le talent de la choisir.


Exemple 1

L’exemple 1 tente de schématiser le jeu de miroirs multiples qui articule la trame de l’opéra. Les traits qui lient certains éléments deux à deux signalent la présence entre eux d’une relation polaire, sous une certaine catégorie. On y voit, par exemple, que la relation capricieuse de Wendla avec sa mère est mise en perspective avec la violence des parents de Martha avec leur fille ; que l’exigence du père de Moritz vis-à -vis de son fils, est le pendant de l’éducation compréhensive de la mère de Melchior, et que cela expliquerait que ce soit à elle que Moritz adresse un appel au secours ; que Hänschen et Ilse se rejoignent sous l’angle de la « spontanéité » ; que Wendla a d’autres préoccupations que ses deux amies, elles-même en opposition en ce qui concerne l’éducation des enfants… C’est parce que certains éléments de ce réseau appartiennent en même temps à plusieurs paires, constituant ainsi des relations triangulaires, que la pièce constitue un système évolutif. La musique de Benoît Mernier met en relief ces diverses articulations et ajoute même certaines ramifications musicales au filet déjà dense du livret (p. ex. Otto et Georg ; cfr infra).
Wedekind considérait cette œuvre comme une des plus lumineuses de ses réalisations 10. Humoristique, elle l’est sans aucun doute, mais cette prétendue « luminosité » ne semble-t-elle pas largement contredite par le destin tragique de la plupart des personnages ? Moritz rate ses études et se suicide. Wendla se fait battre puis plus ou moins violer par Melchior, tombe enceinte et succombe à un avortement raté. Ilse est réduite à l’état d’objet sexuel consentant. Melchior lui-même donne par deux fois libre cours à la violence de sa nature et n’est relevé de ses remords que par un homme masqué qui, au cours d’une scène à l’atmosphère surnaturelle, vient l’arracher aux bras d’un spectre sans tête au beau milieu d’un cimetière… Il ne s’agit cependant là que d’une énumération au premier degré, obsédée par les dénouements, par lesquels Wedekind s’amuse autant contre ses personnages qu’avec eux. A la faveur d’une lecture plus sensible, on constate en effet qu’ il y a quelque chose de lumineux dans cette histoire : la présence innocente de ces enfants qui, nonobstant les multiples obstacles, refusent de se laisser engluer dans l’acceptation résignée de l’ordre collectif, forcés qu’ils sont par la puissance incontrôlable de leur désir à affronter les fantômes terrifiants de l'(a)normalité. Il y a la volonté de s’affranchir, même si cette autonomie espérée autant que crainte ne représente pour la plupart que le « choix » prédéterminé d’une nouvelle aliénation, ce qu’ici chacun combat à sa manière. Au moins la volonté de liberté aura-t-elle été pour chacun une illumination passagère et subversive, même si un seul se retrouvera finalement devant l’énigme de son identité. Ombre et lumière, satire et symbolisme, humour et illusions, narration et poésie : que de promesses sonores dans ce théâtre !

La musique de Benoît Mernier veut naître du livret lui-même, comme si les harmonies et les rythmes, les couleurs orchestrales et les chants étaient dissimulés dans les mots, dans les attitudes ou les non-dits et qu’il suffisait de les y reconnaître. Elle ne prend aucune autre option sur la pièce que celle d’une inlassable lecture, et s’installe tout en douceur à côté, en dessous, au-dessus des mots, devant ou derrière eux, selon ce que la situation exige. C’est assez dire que la musique ne prétend pas ici plaquer un système préétabli sur le texte : elle tente au contraire de se couler en lui pour le révéler. Cette stratégie constitue somme toute une approche classique du drame lyrique – classique notamment pour qui connaît le travail de Philippe Boesmans en qui Benoît Mernier reconnaît volontiers son maître paradoxal 11. Elle se fonde sur un langage dont la caractéristique principale est la souplesse, nourri par une connaissance approfondie des ressources de la rhétorique et fondé sur une approche formelle dont le rythme global, fait de continuité et de ruptures, est la préoccupation première.
Le langage musical de Mernier, tant dans cet opéra que dans l’ensemble de son œuvre, est d’une extrême plasticité. Qu’il s’agisse du travail harmonique, du choix des tournures mélodiques, du développement du matériau, de l’exploitation des ressources orchestrales et vocales,… tous les domaines de l’écriture participent d’un idéal d’organicité. La musique se déploie par les multiples liens qu’elle noue en permanence entre ses divers composants, de telle sorte que tout est susceptible d’advenir naturellement au moment choisi, ce qui est évidemment précieux dans l’écriture d’un opéra. Révoquant les processus linéaires et les systèmes globalisants, Mernier contrôle sa partition de manière que l’ensemble soit cohérent, légitime en chacun de ses points, sans que rien n’y soit véritablement prévisible ou unidirectionnel. Cette imprévisibilité ne signifie nullement qu’on baigne dans une esthétique de la surprise et de l’effet théâtral, que du contraire : du point de vue technique, on est en réalité beaucoup plus proche de Debussy que de Beethoven, sans que ceci n’indique un quelconque lien stylistique. Cependant, compte tenu du caractère symboliste du livret, et du voile léger qui semble toujours devoir y être soulevé, un langage qui agit par des procédés mnémoniques organiques et subliminaux plus que par des affirmations récurrentes et directement conscientisables – au fond, un tissus qui se révèle en priorité à l’intuition – est particulièrement approprié. Cela étant, cette esthétique fusionnelle, ce « tout est dans tout, provient de tout, mène à tout et peut tout intégrer» ne facilite pas une synthèse analytique de la partition, puisque les différentes techniques exploitées ne se justifient pleinement que dans la mesure où elles interfèrent l’une avec l’autre à tout instant. Qu’on nous pardonne donc de louvoyer quelque peu, dans notre souci de révéler çà et là quelques détails signifiants d’une écriture qui en regorge.

L’harmonie est le domaine de l’écriture musicale qui se préoccupe de la constitution d’assemblages de sons simultanés et de leurs enchaînements. Elle est donc le lieu où s’organisent en premier l’espace et le temps : l’espace, parce que les assemblages verticaux12 peuvent avoir des étendues, des densités, des volumes et des masses très variées, causant ainsi des sensations de vides et de pleins, de compacité ou d’éther, c’est-à -dire une dimension instantanée. Le temps, parce que la manière et la vitesse à laquelle on passe d’un assemblage à l’autre peuvent évidemment avoir un impact considérable sur l’aspect temporel d’une musique : un travail harmonique peut être plus ou moins statique, plus ou moins tendu et prévisible, plus ou moins rapide, plus ou moins versatile…
Mernier est resté étranger aux techniques dites spectrales développées par des compositeurs tels que Gérard Grisey (1946-1998) ou Tristan Murail (1947), qui appuient leur travail de conception et d’écriture sur les observations acoustiques pratiquées avec les moyens de mesure scientifiques13. Il n’est pas d’avantage marqué par les méthodes combinatoires post-sérielles, bruitistes, aléatoires ou néo-quelque chose… En réalité, il n’est d’aucune école et pratique une atonalité ouverte qui, au besoin, peut suggérer ces diverses solutions, et quelques autres, de manière librement changeante, mais dans des voies profondément personnelles.
Le langage harmonique de Mernier est à la fois indissociable du contrepoint – c’est-à -dire de la gestion linéaire et horizontale des voix -, intimement lié aux rythmes et aux modulations métriques et profondément déterminé par les suggestions expressives contenues dans le texte…. Cette écriture est, en effet, les plus souvent constituée de couches superposées aux développements plus ou moins autonomes : feuilletés de contrepoints, fouillis d’arpèges, grappes d’agrégats, superpositions de développements mélodiques ou mixtures de composantes dissemblables… L’objectif du compositeur n’est jamais la saturation de l’espace sonore, mais la mise en perspective, par leur action mutuelle, de dimensions spatiales et temporelles complémentaires, contradictoires, parallèles, paradoxales, convergentes ou divergentes. Cette superposition active n’est sensible que dans une relative transparence, qui réclame le plus souvent l’étalement de l’harmonie dans un large ambitus, afin d’éviter que les composantes ne soient inextricablement brouillées dans une simultanéité illisible.
La situation la plus simple, et la plus traditionnelle, consiste en la superposition de deux systèmes d’agrégats. L’exemple 2, parmi de nombreux autres, illustre ce principe. Il est issu de l’introduction instrumentale de la scène 4 de l’acte III (monologue de Wendla mourante) où il constitue le point d’aboutissement quasi stellaire d’un passage volubile14 et éthéré.


Exemple 2.

Dans ce passage, on constate la superposition de deux mécanismes : en infrastructure (sur la portée du dessous), un agrégat confié aux batteries de cordes avec sourdines, qui se transforme et s’élargit vers le haut par glissements. En superstructure, un accord de sixte et tierce qui descend en mouvements parallèles, dans une couleur diaphane de flûtes, hautbois et claviers (vibraphone et célesta), rehaussée des glissements d’harmoniques de deux cordes solistes. On remarque d’emblée que la superstructure présente deux descentes similaires tandis que les glissements des cordes s’étalent en un seul mouvement. A première vue, ces deux systèmes ont donc l’air indépendants, mais une observation plus fine nous apprend que leur superposition fait l’objet d’une relation dynamique où s’organise une dialectique entre diatonisme et chromatisme. Les sons simultanés du premier temps de la première mesure de cet extrait constituent un empilement diatonique de toutes les notes de la gamme de sol# mineur. Or, le premier objet de la superstructure est précisément un accord de sol# mineur (en renversement). A la quatrième mesure, on trouve un deuxième « total » diatonique : celui de fa mineur, correspondant au dernier accord des descentes de sixtes et tierces parallèles de la portée supérieure. Ces retrouvailles diatoniques entre les deux systèmes, sont accompagnées d’une rencontre des registres, puisque après avoir été situés dans des tessitures disjointes, les deux processus se tuilent, au même moment, sur deux notes communes (lab4-do4 encadrées) Le résultat sonore est donc articulé en trois étapes : diatonisme de sol# mineur, en position large – brouillage chromatique en mouvements asynchrones – diatonisme de fa mineur, en position serrée. En outre, cette articulation entre diatonisme et chromatisme connaît un autre développement dans la superstructure elle-même. La première descente, en effet, n’est constituée que de trois sixtes et tierces parallèles 15 : respectivement construites sur les notes inférieures si, sib (ou la# par enharmonie) et lab (sol#), c’est-à -dire sur les trois premières notes de la gamme de sol# mineur 16. Si l’on prend les notes supérieures, cependant, on a la descente sol# (lab), sol, fa, ou, en d’autres termes, les trois premières notes de la gamme de fa mineur. C’est ainsi que le rapport entre sol# et fa est exposé aussi bien sur le plan vertical qu’horizontal. La deuxième descente, par opposition, sera chromatique (si, sib, la, lab). Entre-temps, toutefois, les cloches tubulaires procèdent à une imitation par augmentation des trois notes supérieures de la première descente d’accord, deux octaves plus bas. Le voyage de sol# à fa est donc présenté de diverses manières superposées et asynchrones, en une sorte d’interpolation systémique inscrite entre deux colonnes diatoniques. Dans les deux dernières mesures de l’exemple, ce mécanisme est rapidement évacué par une inversion de l’espace des timbres et un écrasement de la logique harmonique : les claviers effleurent un mystérieux empilement sonore en dessous des glissandi de cordes qui continuent de grimper.
Dans le langage harmonique, les larges échelles, arpèges ou accords sont souvent construits par accumulation, à l’identique ou en anamorphoses 17, de modèles intervalliques non octaviants 18. L’intérêt particulier des objets de ce genre est qu’ils confèrent une plasticité certaine à l’espace des hauteurs : en quelques gestes musicaux, on a ainsi accès à des mondes resserrés, courbes, paraboliques, en spirale, en extension, … L’exemple 3 fournit le modèle qui sert à produire un grand balayage orchestral.


Exemple 3.

La figure génératrice de cet exemple est une descente constituée d’une seconde mineure (-1 demi-ton), une tierce majeure (-4) et une seconde majeure (-2). Une nouvelle tierce majeure plus bas (-4), on reprend la même succession d’intervalles : on est alors 11 demi-tons plus bas qu’au début (puisque 1+4+2+4=11), soit une septième majeure, plus petite que l’octave d’un demi-ton. Mernier utilise ce modèle dans une orchestration dont les divers redoublements surmultiplient l’effet et la durée de cette avalanche couvrant tout l’ambitus de l’orchestre. Bien que le geste soit descendant, on a l’impression, en valeur absolue, que la figure monte (les premières notes de chaque groupe sont do, réb, ré : une ascension chromatique). Cette impression paradoxale crée un effet de resserrement spatial. En l’occurrence, ce bref passage intervient dans la scène trois du premier acte, alors qu’au beau milieu d’une conversation féminine consacrée aux coquetteries capillaires, Martha se prépare à annoncer à ses amies qu’elle est battue pas son père : brusque changement d’ambiance !
Cependant, si ce procédé dépeint volontiers certains mouvements de l’âme, il peut aussi, plus simplement, accompagner des déplacements physiques, comme la sortie de Wendla après le prologue du premier acte, évoquée – selon un mécanisme inverse de l’exemple 3 – par une gamme ascendante qui se tuile sur elle-même à distance de 9ème mineure : c’est, en quelque sorte, un éloignement qui s’accélère.


Exemple 4

Ces exemples, pour triviaux qu’ils soient, ont l’avantage de lever un coin de voile, d’une part, sur la liberté avec laquelle Mernier déploie ses procédés harmoniques en fonction des circonstances dramaturgiques, d’autre part sur l’usage stratégique qu’il fait des octaves et de leur évitement. Prenons un exemple dans le passage du monologue de Wendla où, pressentant sa fin proche, elle déclare tristement : « Je n’ai aimé personne en ce monde, personne sinon toi seule, maman ! »19 (voir exemple 5).
Le chant est accompagné par un contrepoint à quatre parties, qui s’ouvre sur un agrégat formé de deux tierces majeures à distance de septième majeure (A). Les deux voix supérieures sont confiées à deux violons solos, dans la sonorité voilée des archets sur la touche. La partie du dessous est écrite en glissandos pour le timbre éteint des alti divisi avec sourdines. Les violons exécutent un petit travail en complémentarité rythmique, dans la monotonie des croches égales, sur deux cellules descendantes qui constituent deux étapes d’une amplification 20 : la première, à la voix supérieure, est constituée de deux notes, distantes d’une seconde majeure ; la deuxième de trois notes (une seconde majeure + une seconde mineure). Le travail cellulaire aboutira à une forme à quatre notes adjoignant, par symétrie, une seconde majeure au dessin de la deuxième cellule. Cette troisième et dernière forme sera traitée en une imitation à trois parties confiée aux bois (dans l’ordre, flûte alto, clarinette 1, puis clarinette basse en augmentation et à l’octave inférieure). En termes de demi-tons, on a donc :

  • cellule 1 (2 notes) : -2
  • cellule 2 (3 notes) : -2, -1
  • cellule 3 (4 notes) : -2, -1 , -2 (symétrique)


Exemple 5

Ces éléments cellulaires, de profil similaire, sont affectés diversement d’un processus chromatique descendant qui confère au passage une atmosphère dépressive. Celle-ci est accentuée, en outre, par l’échec désolant de l’évitement de l’octave : dans un contexte atonal, en effet, les rencontres d’octave créent un sentiment de réduction de la densité harmonique, un appauvrissement de la texture qui sonne plus tristement encore que le chromatisme lui-même. A la deuxième mesure du passage, en effet, les premiers alti glissent chromatiquement sur le mib du premier violon (B). Cet « accident » a pour effet de provoquer un rapide ajustement : à la mesure suivante toutes les autres parties ont également descendu d’un demi-ton. On est donc revenu, à la mesure 3, sur l’agrégat initial (A), un demi-ton plus bas, mais comme les premiers alti continuent de glisser, on retombe à la quatrième mesure sur le frustrant (B) contenant cette fois une octave de ré. Cette progression chromatique descendante pourrait continuer à l’infini, mais un autre accident rompt la régularité du processus : le deuxième violon modifie l’aspect intervallique de la cellule 2 et tombe sur un solb imprévu. Tout l’agencement s’en trouve déstabilisé et se met à choir de manière désordonnée (mesures 5 à 8). Les imitations des bois, à l’unisson ou à l’octave, sur la cellule symétrique 3, viennent mettre fin à cette dégringolade. Pendant ce temps, le chant donne l’impression de se déployer librement sur les harmonies résultantes : en réalité, il est toujours, à quelques décalages près, à l’unisson ou à l’octave de l’une ou l’autre note du contrepoint des cordes 21. Il y a cependant une exception de taille : dans l’encadré de la mesures 3, la voix effectue un accent mélodique sur « Welt », qui sera imité la mesure suivante sur « Menschen », un demi-ton plus bas. Ce fa# de « Welt » n’est pas en relation d’unisson avec l’accompagnement, mais de septième majeure (comme si était ainsi effleurée, par cette note vocale la plus élevée de l’extrait, une strate virtuelle supérieure du contrepoint en « fausses octaves »). Sous l’influence du chant, le violon 2 va intégrer cette note étrangère à la mesure suivante : ce sera le fameux solb (enharmonie 22 de fa#) qui fait exploser le processus séquentiel.
Ce rapport dynamique entre les larges mélodies ou arpèges en intervalles disjoints et les processus contrapuntiques constitués de glissements conjoints est sans doute la technique la plus prégnante de l’opéra. La justesse d’intonation des chanteurs est ainsi utilement soutenue, mais ce n’est que l’effet secondaire bienvenu d’enjeux plus fondamentaux. L’écriture mélodique de Mernier, en effet, est une surface ou se manifeste, se recycle et se transforme le contrepoint sous-jacent. Il s’y recycle parce que le travail mélodique fait apparaître en avant-plan, comme les improvisant librement, des mouvements d’intervalles obtenus par balayage harmonique, par « arpégiation » de textures polyphoniques contraintes hors de son contrôle. Il s’y transforme, parce que, comme nous venons de le voir dans l’exemple 5, l’avant-plan peut, par ses propres enjeux formels ou rhétoriques, influencer, modifier ou briser le processus dont il ne semblait être qu’une émanation. En tant qu’elle s’inscrit souplement dans les interpolations harmoniques, la mélodie est foncièrement instable et changeante. Pour ce qui est des passages lancinants ou sensuels, par exemple, les fragments répétés dont ils sont constitués ne sont presque jamais repris textuellement : ils y sont, au contraire, progressivement modifiés, déformées, fût-ce de manière infime, parce que – ou afin que… – le substrat harmonique évolue, glisse ou tremble.
Si l’octave ou l’unisson peuvent constituer des lieux de convergence problématiques, comme dans l’exemple 5, ils servent plus souvent, à l’inverse, de points d’accroche d’arborescences plus ou moins complexes. Le début de l’introduction du monologue de Wendla est, à cet égard, particulièrement exemplaire : le contrepoint naît ici des octaves, et y retourne, après un travail polyphonique à la densité paradoxale. Le matériau de base est un escalier de quintes brisées associées à la personnalité de Wendla (nous y reviendrons).


Exemple 6

On voit aisément que la figure de base est constituée de trois quintes brisées descendantes à distance de tierce mineure (-3). La figure est reprise ensuite une sixte mineure plus bas (-8), et ainsi de suite, potentiellement à l’infini, mais cette idée simple va vite se brouiller. Afin de ne pas tomber directement dans les profondeurs de la tessiture, cette vrille est sporadiquement relancée à l’octave supérieure, à la manière d’une boucle de Risset. Sur le do initial de cette vrille, et à chacune de ses relances, commence simultanément un autre processus, associé au premier dans une interaction dynamique : une forme d’arpège ascendant, en expansion harmonique. Afin d’éviter les octaves à d’autres moments que les fourches de cette arborescence par tronc central, les escaliers de quintes vont progressivement se déformer, jusqu’à tomber à l’unisson desdits arpèges… pour commencer un nouveau processus en monnayage sur des échelles octophones.
Comme effet de ces textures qui peuvent se ramasser, s’étaler ou se creuser, dans le jeu des couches qui les composent, peuvent émerger çà et là , au gré de la dramaturgie, des zones particulièrement signifiantes. Pour Benoît Mernier, un agrégat, une échelle, un son, ou d’une manière générale, un objet sonore quelconque, est porteur d’un sens, d’un éthos, d’une éloquence que lui confèrent l’Histoire, l’exégèse ou sa nature physique et matérielle. Le compositeur exploite ces signifiants musicaux dans une volonté de communiquer, de souligner, d’évoquer, de commenter, sans qu’on puisse en dresser une nomenclature complète : désorientation psychique des tons entiers, expressivité des tierces, innocence du diatonisme, … Par le biais de diverses décantations, le langage de Mernier peut même accueillir, sans qu’il en résulte d’incohérence stylistique, des passages modaux ou des citations tonales qui semblent s’imposer légitimement par la force de leur éloquence.
La musique de Mernier n’est pas thématique. L’utilisation des motifs ne vise pas à obnubiler la conscience, mais sert à alimenter un perpétuel travail de développement organique, non univoque et non linéaire. Toute transformation ne revient sur ses pas que pour remettre notre mémoire en action, et non pour conférer au dispositif temporel la solidité illusoire d’une architecture formelle plaquée sur de la matière en fusion. Dans une musique où rien n’est jamais vulgairement imposé à l’attention, il n’y aurait aucun sens à sacrifier au rituel solennel de l’exposition : les choses apparaissent ou disparaissent. Cependant, si peu d’éléments thématiques s’offrent à la mémoire consciente, de multiples liens organiques se tissent en catimini. Wendla, par exemple, est symbolisée par un merveilleux travail sur les quintes : ses entrées, son chant, son dernier monologue en sont subtilement baignés. On ne peut pas parler de motif conducteur au sens wagnérien – où les leitmotive sont souvent trop explicites et trop obsessionnels pour être véritablement poétiques -, mais d’une atmosphère musicale – un parfum – qui personnifie la jeune fille de telle manière qu’en son absence, le simple fait de ramener dans l’espace sonore cette qualité musicale qui lui est associée, nous la rappelle instantanément… Les quintes de Wendla, c’est un peu comme la madeleine de Proust.
Une exception de taille à l’athématisme général est la « ritournelle de l’innocence »23, omniprésente dans le premier acte, et souvent évoquée plus loin. Elle est destinée à établir un point de départ identifié et reconnu, un temps originel et insouciant, en comparaison duquel toute transformation ultérieure pourra être mesurée. Composée de quelques cellules simples, elle nourrit en profondeur la trame musicale sous-jacente de l’œuvre. Il n’est pas anodin de signaler que la matière de cette ritournelle instrumentale est empruntée à une composition antérieure de Benoît Mernier : la Chanson de la Nourrice (Nurse’s Song), issue des Blake Songs (1992/1994), pour soprano et treize instruments. Ce lied, commence par ces mots : « When the voices of children are heard on the greeg, And laughing is heard on the hill, My heart is at rest within my breast, And every thing else is still »24 (« Quand les voix des enfants résonnent dans la prairie Et que leurs rires résonnent sur la pente, Alors mon cœur est en repos dans ma poitrine Et tout le reste fait silence »). Il ne s’agit pas, pour le compositeur, d’instaurer une relation de sens entre l’opéra et ce poème, ni de sacrifier au rituel narcissique de l’autocitation, mais simplement d’exploiter ici, sans fausse pudeur, une expression de l’innocence qui semblait déjà juste là : ce qui a été bien dit une fois vous appartient pour toujours…
Au même titre que le langage de Mernier est capable d’accueillir des couches multiples de structures et de sens, il s’avère également perméable, sans qu’il en résulte d’incompatibilité esthétique, à des éléments « venus du dehors », dont notamment quelques citations musicales très amusantes (textuelles ou syntaxiques). Celles-ci sont inscrites dans le tissus mélodique et harmonique avec le même statut que les éléments endogènes, mais dans la perspective de repères mnémoniques à une plus grande échelle : dans cette opéra, écouter c’est relier ce qui a lieu maintenant, avec ce qui a eu lieu avant… et même avant le début de l’opéra. Dans cette optique, qui aide autant l’auditeur à se situer qu’à se perdre, la citation ne veut pas agir comme un signal de connivence adressé aux « connoisseurs » ou comme une fine ironie qui déclarerait que ce qui a été n’est plus. Elle œuvre comme un inconscient, comme un rêve qui brasserait le passé et l’avenir dans la même cuve, et ne chercherait pas à rendre à César ce qui appartient à César pour mieux s’en défaire. Verdi, dans Frühlings Erwachen, c’est encore du Mernier. C’est donc en totale entente que se côtoieront ici, suivant les besoins de la dramaturgie et les intuitions ludiques du compositeur, des souvenirs de Berg, Cavalli, Brahms, Mozart, Bartok, et quelques inventions parodiques : un faux contrepoint palestrinien, une prétendue ronde enfantine, un organum imaginaire, etc.
Le rythme de Mernier est souple, il l’a toujours été. Dans Frühlings Erwachen, la musique semble suivre les débats intimes des protagonistes, avec ce que cela implique d’hésitations, d’élans contradictoires, de bouillonnements ou de retours en arrière. C’est ainsi que l’écriture rythmique délaisse le plus souvent les processus linéaires unidirectionnels, au profit de structures qui agencent des mouvements opposés, comme des « ralentis – accélérés », ou des « plus calme » qui vont plus vite. Ce n’est qu’en cas d’extrême nécessité rhétorique que la musique s’installe sur une métrique stable (par exemple, à la fin du premier acte, lorsque Melchior rosse Wendla, ou dans le chœur exutoire des adolescents, au cours du troisième acte)… Pour favoriser la plasticité locale de sa rythmique, Mernier exploite à l’envi les procédés de modulation métrique 25 qu’il a développés dans sa musique instrumentale en étudiant les partitions du compositeur finlandais Magnus Linberg (né en 1958).
L’orchestration répond à plusieurs objectifs. L’instrumentarium de Frühlings Erwachen est important, sans être excessif pour un opéra contemporain. Les bois par deux, la présence du piano et la précision du nombre de cordes donnent quelques indices sur l’utilisation de l’orchestre : comme les chanteurs jouent des rôles de jeunes adolescents, il s’agit de ne pas les amener à s’époumoner en permanence mais de leur donner l’occasion, au contraire, de faire montre de retenue et de fragilité. L’orchestre est donc souvent traité comme un ensemble de solistes, afin d’en réduire le volume, tout en conservant les possibilités qu’il offre en matière d’agencements de timbre. Les pupitres des cordes, en particulier, sont la plupart du temps divisés à l’extrême ce qui, par contraste, confère aux rares moments de tutti une intensité saisissante et un poids lyrique spécifique. Ces cordes divisées, les glissandi, les multiples claviers (piano, célesta, vibraphone, marimba, harpe, cloches tubulaires) et la nature générale de l’instrumentation concourt à une forme très poétique de voilage des sonorités, particulièrement sensible dans les scènes les plus oniriques ou surnaturelles. Dans l’agencement de l’opéra, et plus particulièrement dans le deuxième acte, les contrastes de formations instrumentales participent fortement d’une individualisation très maîtrisée des différentes scènes.
Le choix des tessitures vocales se préoccupe d’abord du caractère des personnages : Wendla, la jeune fille qui prétend vouloir rester une enfant sera une soprano, Moritz, esprit sombre et inquiet, sera représenté par le timbre du baryton et le personnage de Melchior, audacieux et emporté, se verra naturellement confié à un bouillant ténor… Dans le choix de sa distribution, le compositeur se livrera à quelques manœuvres connexes qui ont pour résultat de donner consistance et éclat à certains personnages secondaires : par exemple, le souffle vital du personnage de Ilse, est surmultiplié par le brio technique de sa partition. Par ailleurs, l’humour satirique des réunions d’écoliers, est rehaussé par le duo comique que forment deux d’entre eux: Georg, comme rôle travesti de mezzo-soprano bègue, figure le petit qui traîne avec les plus âgés et Otto, basse à l’humour goguenard, le grand dadais de la bande. Cette facétie du compositeur fournit d’ailleurs le point d’accroche d’un enchaînement d’idées qui ne manque pas de sel. Dans la deuxième scène du premier acte, alors que les écoliers énumèrent leurs devoirs pour le lendemain, Georg s’exclame en bégayant : « Lu, Lud-wige des Fünfzehnte ! » (« Lou, Louis Quinze »), ce qu’Otto répète directement en se moquant du handicap de son camarade. « Lu-Lu », immite-il d’une voix de fausset, à quoi les trombones répondent, dans un bel esprit d’à propos, par les quatre premières notes de Lulu (intervalles ascendants : quarte juste, seconde mineure, quarte juste), opéra d’Alban Berg composé d’après deux drames de… Wedekind25.


Exemple 7

Pour autant, cette citation n’est pas simplement sortie du chapeau d’un prestidigitateur. Elle est profondément inscrite dans le tissu musical, notamment parce qu’elle a déjà été dissimulée, une dizaine de mesures plus tôt, dans une hétérophonie27 instrumentale du motif de tête de cette scène :


Exemple 8

Les deux premiers intervalles de la partie de marimba – quarte juste, seconde mineure – constituent en effet, en tant que subdivision mélodique de la quinte diminuée jouée simultanément par la clarinette, une préfiguration cachée du motif de Lulu, et permettent d’inscrire celui-ci dans le cours naturel du déploiement musical de la scène. En définitive, on ne sait plus dans quel sens il faut lire ce développement : la citation de Lulu est-elle l’avatar bienvenu d’un travail motivique commencé ailleurs et, en quelque sorte, indifférent à elle, ou l’hétérophonie a-t-elle été placée là pour préparer cette formule facétieuse ? L’opéra regorge de ce genre d’exercices de mémoire multidirectionnelle, d’intrication permanente des différents niveaux d’écriture – et donc de lecture – mélangeant en totale cohérence matériaux exogènes et endogènes.
Dans la mesure où l’essentiel du travail de Mernier porte sur l’éclairage musical du texte, il est primordial que celui-ci soit intelligible. Le chant est donc volontairement traité dans une perspective « naturaliste », au sens où il prend pour modèle la voix parlée : intervalles relativement restreints, rythmes calqués sur la prosodie et primauté du syllabisme. Le compositeur se tient à l’écart des effets de déconstruction linguistique, du travail abstrait sur les intervalles ou les mots et dédaigne d’adopter face à l’opéra une posture ostensiblement critique. Puisque l’objet du drame lyrique, c’est de raconter une histoire en musique avec des gens qui chantent et jouent les actions, il lui semble moins utile de tenter d’échapper aux conventions du genre, que chacun connaît, que d’essayer de recréer à son tour, par une patiente alchimie, les conditions d’éloquence d’une forme qui fête ses quatre cents ans.
La première scène de l’opéra est une sorte de prologue où Wendla, seule en scène, invective d’emblée sa mère par ces mots : « Pourquoi as-tu tant allongé ma robe, maman ? », une phrase par laquelle la jeune fille, à l’occasion de son quatorzième anniversaire, affecte de ne pas comprendre pourquoi, désormais, elle ne peut plus exhiber innocemment ses jolies jambes. Tout le caractère espiègle de Wendla réside dans la naïveté apparente avec laquelle elle cherche à obtenir de sa mère des informations sur ce qui fait qu’elle n’est plus simplement « sa petite princesse ». En pure perte, puisque Frau Bergmann, est ici non seulement un rôle « aveugle », comme le signale la distribution, mais carrément muet. Est-elle seulement quelque part, hors champ, ou toute la scène est-elle simplement imaginée ou remémorée par la jeune fille ?


Exemple 9.

Cette première phrase, bien que grammaticalement interrogative, est très naturellement traitée comme une interjection : il s’agit davantage d’une exclamation enfantine que d’une question. Elle commence par un accent mélodique (note la plus élevée de la phrase, dans une nuance forte) après quoi elle ne cesse de descendre, tout en se cantonnant à un ambitus 28 d’octave diminuée, très raisonnable pour une proposition interjective en langue allemande. La prosodie et le sens fournissent le rythme : précipitation initiale en sextolet, liée à l’énervement du personnage, suivie de deux arrêts : après « Kleid » et « gemacht », sur lesquels s’articule la syntaxe de la phrase. Le dessin mélodique se focalise autour de deux accents, « Warum », sommet initial de l’interjection sur la quarte initiale sib-mib, et « lang », petite remontée passagère sur sol#, avant la chute finale sur le mi de « Mutter », vocatif étouffé de reproches contenus. Ce réalisme vocal est encore appuyé par quelques notations clarifiant la psychologie de Wendla : vers la fin de la phrase, le « presque parlé, avec dureté » suggère le mécontentement capricieux de la jeune fille, renfrognée au point de ne plus chanter du tout: l’écriture en croix des dernières notes, qui renvoie au sprechgesang 29,et l’effondrement de la nuance indiquent que la jeune fille « avale » carrément la fin de sa phrase. Outre la prosodie, le compositeur associe donc le débit et le profil vocaux à l’état psychique du personnage.
Cette phrase, conditionnée par ces enjeux locaux de prosodie et de rhétorique, intervient cependant aussi dans la mise en place d’une stratégie structurelle et symbolique qui fonctionne à une plus large échelle. D’une part, le personnage de Wendla, comme nous l’avons déjà signalé, est systématiquement associé aux intervalles de quintes et de quartes 30, dans un jeu très raffiné de variations successives, inspirées par le développement psychologique du personnage. La quinte, comme intervalle le plus consonnant et le plus stable, symbolise idéalement le désir de ne pas bouger, de rester où l’on est, exactement à la manière de Wendla, qui exprime dans cette première scène son envie ambiguë de rester une enfant. Dans le cas présent, cette quinte qui est utilisée en mouvements parallèles dans le geste orchestral introductif, se retrouve renversée en une quarte dès les premières notes du chant. Mais si nous observons plus attentivement, nous voyons aussi que, après cette première quarte, la suite de notre exemple 4 est en réalité constituée d’un petit total chromatique qui serpente à l’intérieur d’une seconde quarte descendante définie par ses deux notes extrêmes : la-mi. Non seulement ceci instaure une opposition dialectique entre diatonisme et chromatisme, qui sera largement exploitée dans l’ensemble de l’œuvre, mais en outre, on constatera dans le résumé mélodique qui clôt l’exemple 8, que cette phrase initiale est composée de deux quartes descendantes séparées par un demi-ton : c’est-à -dire l’inverse – ou la rétrograde, c’est ici la même chose – du motif de Lulu cité dans notre exemple 7 ! Wendla, en effet, est en bien des points, dans l’œuvre de Wedekind, le « contraire » du personnage de Lulu. La phrase se clôt sur le mi-mi de Mutter (Mimi : Mamma ?), directement imité par les cordes et la percussion, dans une insistance qui met en évidence l’absence de réponse de la part de la mère, et qui reviendra désormais après chaque interrogation de Wendla. Voici installée, dans toute sa richesse, la complexité ludique des trois mille trente-six mesures que compte l’opéra en une phrase de sept mesures qui dure douze secondes !
Si le langage musical de cette « tragédie enfantine » est naturel, c’est parce qu’il est le résultat d’un long travail. On retrouve ici condensées toutes les techniques d’écriture que Mernier a mises au point dans sa musique instrumentale de concert, à tel point que l’ensemble de son catalogue paraît aujourd’hui avoir été une préparation planifiée en direction du présent opéra, ce qui n’est évidemment pas le cas. On trouve, par exemple, un traitement de la voix et de l’orchestre qui préfigure Frühlings Erwachen, dans An die Nacht (2002), pour soprano et orchestre, sur un texte de Novalis. La matière de la ritournelle instrumentale des enfants est issue des Blake Songs. Les procédés de modulation métrique ont été explorés dans Les Idées Heureuses, pour 2 pianos et 2 percussions à clavier (1997/2000) 31 et dans le Quintette pour clarinette et cordes (1999)… C’est, d’une part, à cette technique sans faille longuement soupesée, d’autre part, à une stratégie formelle très contrôlée et pleine d’invention(s), que nous devons aujourd’hui d’être en présence d’un opéra qui semble composé d’un jet

La disposition structurelle générale répond à de multiples enjeux qu’on peut synthétiser en deux qualité apparemment contradictoires : continuité et contraste. Continuité parce qu’une composition de cette ampleur se doit de mettre tout en œuvre pour exorciser l’éclatement qui la guette. Contraste, par ce que la question de la répartition des énergies et de la mise en perspective des moments successifs est encore plus importante, et difficile, sur le long terme qu’au plan local.
De sa propre confidence, la première chose dont Mernier se soit occupé dans la conception de cet opéra, fut de définir le poids spécifique de chaque scène dans le déroulement général de l’œuvre. C’est dire l’importance qu’il accorde au rythme, dans son acception la plus large.
Le premier acte (ca 40′) se préoccupe principalement de continuité : enchaînement des cinq scènes qui le composent par note(s) commune(s), présence de la ritournelle qui transcende les subdivisions scéniques, crescendo général et transformation progressive des cellules associées à l’innocence enfantine jusqu’à la scène violente qui le clôt. Le deuxième acte (ca 45′), à l’instar des composantes narratives du livret, est constitué de ruptures, incarnées dans le choix de formations instrumentales et de caractères musicaux très spécifiques pour chaque scène, et focalise son énergie autour de la scène du « viol » de Wendla. Le troisième acte (ca 60′) introduit de nouvelles données (chœur des adolescents) et « résout » tour à tour les conflits installés dans le deuxième. Par l’agencement des durées générales et l’économie des péripéties dramatiques, qui invitent à faire une pause avant d’entamer le dernier acte, cette œuvre lyrique en trois actes, est aussi structurée en deux parties de respectivement 85 et 60 minutes, environ.
La composition de la musique s’apparente à un genre très contrôlé de Durchkomponiert, parce que le texte constitue le substrat essentiel de la forme et que le compositeur s’est bien gardé de plaquer sur le déroulement temporel linéaire et ouvert des retours structurels destinés à lui conférer une architecture plus ou moins close.
Nous présentons ci-dessous le plan général de Frühlings Erwachen, scène par scène, en précisant brièvement la distribution, le contenu narratif et le traitement musical et en ajoutant quelques commentaires que nous avons jugés utiles à la juste appréciation du projet de Benoît Mernier.

Première partie (ca 85′)

ACTE I (ca 40′)

  • Scène 1 (ca 5′): une chambre chez Wendla
  • A. Distribution : Wendla.
    • Contenu : bref monologue de Wendla (qui se remémore la scène qu’elle vient de vivre avec sa mère à qui elle reprochait d’avoir trop allongé sa robe. Sentiments contradictoires.
    • Traitement : prologue formant un court instant d’énergie versatile et capricieuse, entrecoupé des silences de la mère (cellule « mi-mi ») : fusées, gestes orchestraux sur les quintes de Wendla, gels harmoniques aux fortes composantes de tons entiers 32. Au centre : section plus calme à l’accompagnement ténu, où s’entend l’écho d’une plainte maternelle (simple demi-ton descendant à la clarinette) à l’évocation par Wendla de son éventuelle disparition précoce.
    • Commentaires : voir exemples 9 (aspect vocal du monologue) et 4 (sortie de Wendla) ci-dessus.
  • B. Interlude musical faisant office d’Ouverture. Calme déploiement d’une mélodie lancinante (clarinette et basson), sur bruissements de quatorze cordes solistes (glissandi, rapides cellules courtes et trilles) et descente de basse en quintes parallèles.
    • Commentaire : l’analyse mélodique révèle un très intéressant travail d’amplification puis de liquidation sur un motif de sept notes.

      La fin de ce développement mélodique se focalise sur le ré central du motif, note qui était aussi l’axe initial du geste introductif du monologue et qui, dans un souci de continuité, sera encore la première note de la scène suivante.
  • Scène 2 (ca 11′) : dehors, le dimanche soir.
  • A. Distribution : les garçons (Melchior, Moritz, Otto, Ernst, Hänschen et Georg).
    • Contenu : conversation d’écoliers au sujet des devoirs et des examens.
    • Traitement burlesque et humoristique encadré et entrecoupé par quatre ritournelles. Dans l’ordre : ritournelle 1 – duo comique de Otto et Georg avec citation de Lulu, suivi du sextuor vocal des maudits devoirs (« Verdammte Arbeiten ! ») en contrepoint palestrinien (maudit devoir de compositeur !) – ritournelle 2 (variée et abrégée) – dans un tempo plus lent, opposition du questionnement philosophique de Melchior (« Pourquoi en fait sommes-nous au monde ? », dans le mystère lumineux des harmonies par quartes) et des interrogations prosaïques de Moritz (« Pourquoi allons-nous à l’école ? ») – ritournelle 3 (nouvelle variante) – trio estudiantin des examens, en contrepoint parallèle… ritournelle 4 (forme initiale).
    • Commentaires : voir exemples 7 et 8 ci-dessus (citation de Lulu).
  • B. Melchior et Moritz s’attardent.
    • Contenu : dans le vent et la fraîcheur d’un soir d’été, les deux amis évoquent leurs premiers émois sexuels. Ils discutent de la pudeur, de l’instinct et de l’éducation. Melchior promet une initiation écrite à Moritz qui ne connaît rien des filles et de l’amour.
    • Traitement : friselis de claviers (comme le vent dans les branches), caresse des cordes finement divisées, arabesques hétérophoniques des vents, harmonies frisant la modalité ou la polymodalité, glissant les unes dans les autres. Plongée progressive dans l’atmosphère sombre de la nuit et de l’inquiétude de Moritz (en harmonies par tons).
    • Commentaires : le compositeur établit dans cette deuxième partie de la scène, une correspondance musicale entre l’ambiance nocturne et les états d’âme des deux amis, en particulier de Moritz. Si cette complicité ainsi évoquée entre nature et psychologie, qui reviendra ailleurs, est l’occasion d’un beau déploiement poétique, elle met aussi en exergue le côté intuitif et impressionnable du caractère de Moritz.
      Pour enchaîner avec la scène 3, attacca, on trouve une conclusion harmonique un pizzicato des violons contenant les trois premières notes de la ritournelle, qui entame la scène 3 comme la scène 2.
  • Scène 3 (ca 8′) : dans la rue.
  • Distribution : les filles (Wendla, Martha , Thea)
  • Contenu : Martha se plaint de ne pouvoir porter ses cheveux comme ses amies. Elle raconte qu’elle est battue pas son père. Wendla est fascinée : elle veut savoir avec quoi Martha est battue, mais, Martha et Thea, n’entendant pas l’insistance de ses questions, parlent des enfants qu’elles auront plus tard.
  • Traitement : pendant « féminin » de la scène précédente. On y retrouve donc la ritournelle, dont le caractère a été allégé par un tempo plus rapide et quelques modifications d’orchestration. Structure : ritournelle – comptine des filles, dans l’esprit pré-tonal (fa# mineur dorien) d’une danse de la renaissance – ritournelle variée – complainte des cheveux (Martha, commentée par les deux autres) – rupture d’ambiance (voir exemple 3) pour la révélation de Martha – duo onirique de Martha et Thea sur l’éducation des enfants, accompagné par un développement cellulaire de la ritournelle (innocence) et entrecoupé de la question obsessionnelle de Wendla – coda liquidatrice sur un écho, à la clarinette, des questions de Wendla laissées sans réponse.
  • Commentaire : dans le duo à propos de l’éducation, les deux filles tuilent en permanence leurs répliques, d’un style plus mélismatique que dans le reste de la scène : elle sont dans une forme de rêverie personnelle et surenchérissent l’une sur l’autre sans s’écouter. Cela permet d’organiser le contrepoint de manière à mettre en évidence, par concomitance, un effet de sens sur le mot « rose », qui traduit l’opposition binaire entre les deux conceptions : Thea veut des enfants-poupées habillés de rose alors que Martha plaide pour des enfants libres, afin qu’ils ne fleurissent pas tristement comme les roses que l’on taille.
    L’enchaînement avec la scène suivante s’opère par simple continuité orchestrale, sans interruption.
  • Scène 4 (ca 7′) : dans la rue.
  • A. Distribution : Wendla, Martha, Thea, Melchior, Otto, Georg, Hänschen, Moritz.
    • Contenu : Melchior passe. Thea aime sa chevelure au vent et se moque de Moritz qui est entré subrepticement dans la salle des professeurs pour savoir s’il est admis dans la classes supérieure : il en revient victorieux. Il se serait tiré une balle dans la tête si ça n’avait pas été le cas. Les autres, à l’exception de Melchior, se moquent de lui.
    • Traitement : introduction issue du développement de la ritournelle dans la scène précédente. Conversation libre de type récitatif, chargée de madrigalismes orchestraux : interventions moqueuses des cuivres bouchés à l’égard de Moritz, grand geste orchestral de dédain de la part de Thea, peinture, aux bois et percussions, des ridicules chocolats fondants qu’il avait offerts à celle-ci, joie de Moritz mise en perspective avec les railleries de ses camarades…
  • B. Distribution : Wendla.
    • Contenu : Wendla, laissée seule, médite : « Melchior sagte mir damals er glaube an nichts, nicht an Gott, nicht an ein Jenseits, und gar nicht mehr in dieser Welt. (Melchior m’a dit jadis qu’il ne croyait à rien, ni à Dieu, ni à un au-delà , et plus du tout en ce monde.) »
    • Traitement : après que la joyeuse tierce majeure de la réussite de Melchior eût été assombrie, chromatiquement, par l’évocation prémonitoire de son suicide, une transition musicale conduit vers les larges mélodies du solo de Wendla : sorte de lied avec orchestre, comprenant le premier tutti de cordes, où la jeune fille expose par trois fois son émoi à la pensée du scepticisme de Melchior.
  • Scène 5 (ca 9′) : un après-midi ensoleillé dans la forêt.
  • Distribution : Melchior et Wendla.
  • Contenu : Melchior rencontre Wendla. Elle parle des pauvres qu’elle nourrit et Melchior lui demande si elle fait cela par plaisir. Wendla évoque les coups que reçoit son amie Martha et demande à Melchior de la battre pour savoir comment c’est. Il hésite, puis, sous l’insistance de Wendla, il la roue de coups.
  • Traitement : l’écriture, dans un crescendo permanent, avec quelques à -coups, mène au dénouement de l’acte en passant par la peinture intérieure des images suggérées par les protagonistes. Elle retient son souffle, sur un écho de la mélodie du solo de Wendla aux cordes divisées, pour la rencontre des jeunes gens. Elle se souvient de l’impressionnisme et du Faune pour évoquer une dryade 33 avec Melchior. Elle semble poursuivre son propre développement à ces mots du jeune homme : « Ich gehe meinen Gedanken nach. (Je suis le fil de mes idées.) » Elle invente une curieuse imitation irrégulière d’arpège pour commenter les « étranges idées ». Elle devient plus expressionniste pour parler der pauvres… Bref, elle réagit poétiquement aux images de la scène et crée de ce fait un lien intime entre les personnages… Mais pour ce qui est de la fin violente, elle la prépare lentement, par l’introduction d’accords plaqués d’abord irréguliers, puis progressivement accélérés, jusqu’aux derniers coups, tutti fortissimo.
  • Commentaire : il est intéressant de constater que Mernier, dans cette scène violente, fait encore montre d’une retenue remarquable, sans en brider pour autant toutes les potentialités orchestrales : il n’y a pas de surenchère morale sur cette scène par le biais des effets musicaux. Après tout, il ne s’agit que d’adolescents qui tentent des expériences bizarres, certes, mais sans véritable hargne.

ACTE II (ca 45′)

  • Scène 1 : chez Hänschen
  • Distribution : Hänschen.
  • Contenu : Hänschen est seul face à un placard où sont accrochées des photos érotiques. Il entame un monologue masturbatoire, passant en revue ses idoles féminines. Son délire devient sadique : il évoque Desdémone, Barbe-Bleue, Héliogabale.
  • Traitement : cette scène, qui s’ouvre par un solo de violoncelle, est accompagnée en tout et pour tout par un septuor de cordes solistes (2 alti, 3 violoncelles, 2 contrebasses), devant jouer « a la maniera d’una viola de gamba » dans l’esprit d’un consort de violes. Elle est écrite dans l’esprit d’une chaconne, et intègre des citations musicales, à la manière dont Hänschen fait tournoyer dans son orgie solitaire des « vedettes » mythiques : sur cette couleur baroque générale, on entend passer Barbe-Bleue de Bartok, Othello de Verdi, et une quinzaine de mesures de l’Eliogabale de Cavalli, véritable chaconne en si mineur.
  • Commentaire : l’unité musicale de cette scène, outre sa couleur instrumentale très remarquable, est assurée par une basse récurrente qui, par transformations successives, deviendra la véritable basse de l’extrait de Cavalli. Voici sa première apparition :

    Voici le début de la citation :

    Cette scène, focalisée sur un personnage secondaire, sert d’interlude, entre les deux Actes de cette première partie de l’opéra, avant de poursuivre le développement de la trame principale.
  • scène 2 (ca 9’20) : chez Wendla
  • Distribution : Wendla et Frau Bergmann (en coulisse)
  • Contenu : en apprenant qu’elle est à nouveau tante, Wendla cherche à faire parler sa mère sur la conception des enfants. Devant les réponses évasives de sa mère, Wendla feint l’innocence tout en la provoquant : « et si je demandais plutôt au ramoneur ? ». Mais Frau Bergmann ne parvient qu’à énoncer une réponse insipide et moralisatrice : « Um ein Kind zu bekommen – muss man den Mann – mit dem man verheiratet ist… liebe – liebe sag’ich dir – wie man nun einen Mann lieben kann… (Pour avoir un enfant, on doit, avec l’homme avec lequel on est marié,… on doit l’aimer…).
  • Traitement : par contraste avec la scène précédente, celle-ci commence par un duo, (puis trio) de vents (clarinette, clarinette basse et flûte), qui évoque, dans un caractère pensif et indécis – celui de la mère de Wendla -, le thème de Cavalli. La suite sera traitée comme un jeu du chat et de la souris musical, plein d’humour, d’espièglerie et de redites décalées.
  • Commentaire : on retrouve évidemment notre cellule « mi-mi » de la toute première scène, et quelques tournures musicales pas piquées des vers, comme cette fin du dialogue où Mernier montre combien Frau Bergmann est incapable de jugement de valeur, en lui faisant déclamer exactement sur le même ton deux phrases de niveaux de pensées complètement différents,: « on doit l’aimer, Wendla… » est chanté sur la même mélodie que « Et maintenant je rallonge ta robe. »
  • scène 3 (ca 8′) : dans le bureau de Melchior.
  • Distribution : Melchior, Moritz, Frau Gabor en coulisse.
  • Contenu : Moritz étudie, Melchior se roule une cigarette. On entend la mère de Melchior jouer du piano dans la pièce à côté. Moritz, troublé par la mère de Melchior et ses propres fantasmes, raconte l’histoire de la « Reine-sans-tête ». Frau Gabor apporte le thé et s’inquiète pour la santé de Moritz. Celui-ci dit à Melchior avoir lu son essai comme « eine aufgeschreckte Eule einen brennenden Wald durchfliegt (une chouette effarouchée survolant une forêt en flammes) ».
  • Traitement : après un bref rappel éclaté de la ritournelle du premier Acte, la scène va être accompagnée sporadiquement en arrière-plan par un piano, en coulisses (Frau Gabor), qui « répète » inlassablement, en le transformant à l’infini, le deuxième Intermezzo de l’opus 117 de Brahms, avec ses jolis arpèges accrochés aux notes aiguës. Le reste de la texture instrumentale est une transformation progressive des éléments de la ritournelle : ces « enfants » sont effectivement en train de changer, comme la suite va nous le confirmer.
  • Commentaire : à chaque fois que Moritz cite le nom de la Reine-sans-tête, son interprète est invité à chanter en… voix de tête, non comme simple effet d’un jeu de mot gratuit, mais sans doute plutôt comme référence psychanalytique à l’idée de castration qui perturbe Moritz dans cette histoire… et qui le conduira lui-même à se priver de tête en la faisant exploser d’une balle de revolver.
    Par une habile métonymie, l’évocation du hibou affolé qui clôt cette scène devient l’ambiance de nature orageuse dans laquelle se passera la suivante.
  • scène 4 (ca 7′) : à l’abri.
  • Distribution : Wendla et Melchior.
  • Contenu : Melchior est seul dans la touffeur d’un orage qui se prépare. Wendla le rejoint. Melchior la force à faire l’amour.
  • Traitement : l’orchestre prend une place très importante dans la montée dramatique de cette scène capitale qui comporte assez peu de texte. Cordes en tutti, développement par vagues : c’est le plus grand déploiement d’énergie orchestrale depuis le début de l’opéra, un véritable mouvement symphonique avec voix. D’abord, il y a l’orage, l’obscurité, les battements de cœur (doucement pulsés par les cordes) et l’appel à la sensualité ; puis l’insistance brutale de Melchior, l’agitation rythmique du refus de Wendla, rehaussées de cellules de plaintes (demi-ton descendant) qui sont reprises par l’orchestre en de multiples amplifications. Après « l’acte » qui noue le drame, une avalanche harmonique ouvre une coda entropique où reparaissent des bribes éparses de la ritournelle : comme une enfance brisée. Repos sur une sorte de dissonance de ré# mineur, ponctuée d’un dernier rythme du refrain.
  • Cette scène, qui constitue la clef de voûte du dispositif dramatique, occupe également la place centrale de l’opéra, neuvième scène sur dix-sept. Tout ce qui a précédé a constitué une lente mise en place de l’énergie qui explose ici. Après ceci, rien ne sera plus pareil.
  • scène 5 (ca 15′) : dehors.
  • Distribution : Melchior et Ilse
  • Contenu : Moritz, seul, lit la lettre que Frau Gabor lui a envoyée. Il lui avait demandé de l’argent pour fuguer et fuir ainsi le courroux de ses parents face à ses mauvais résultats scolaires, et menaçait de se suicider. La mère de Melchior refuse de céder au chantage et l’encourage à se ressaisir. Là -dessus, Ilse arrive comme une météorite et lui raconte maints détails sur ses aventures nocturnes « en Priapie » ! Elle l’invite à le suivre, mais il la laisse partir seule. Nouveau monologue de Moritz qui termine par ces mots : « Jetzt ist es dunkel geworden ? Jetzt gehe nicht mahr nach Hause. (Maintenant, nuit noire. Je ne rentre plus à la maison) ». Il se tire une balle dans la tête.
  • Traitement : la première partie de la scène constitue une véritable compte-rendu psychologique de Moritz lisant la lettre de Frau Gabor. En effet, à mesure qu’il avance dans cette lettre – en imaginant les inflexions de sa rédactrice (qui chante effectivement en coulisses, une sorte d’écho mental de sa propre lettre) – on le sent hésitant, enflammé par les ambiguïtés de ton, puis déçu lorsqu’il comprend le sens du message. C’est une forme de récitatif à deux voix, dont la seconde est le reflet imaginaire de la première, sur un « continuo» magnifié où l’on retrouve évidemment le piano de Frau Gabor, qui tricote des arpèges éclatés, mais aussi, peu à peu, une contrebasse, le marimba, le vibraphone et la harpe, soit un super-clavier, auquel viennent s’adjoindre de plus en plus de lignes secondaires. La deuxième partie est le début de la lente plongée psychologique de Moritz dans sa tombe : descentes harmoniques, glas des percussions, apparitions de l’accord « funèbre »,

    qui, avec diverses notes ajoutées, colorera dorénavant toute référence à l’idée de mort (chez Moritz, comme chez les autres, en particulier dans les scènes 4 et 5 du troisième Acte : voir, par exemple, la dernière harmonie de l’exemple 5).
    La troisième partie de cette scène est l’air de Ilse, apparue par surprise, adolescente émancipée à la vitalité contagieuse, dont le compositeur a voulu faire un inoubliable vent de fraîcheur et d’agilité au milieu de la progressive extinction morale de Moritz. Avec ses rapides arpèges, ses sauts intervalliques vertigineux, sa vivacité rythmique sans précédent dans l’opéra, son étrange ménagerie humaine 34, ce rôle est bref, mais assurément marquant.

    Libéré de la lumière aveuglante de Ilse, Moritz poursuit sa plongée chromatique vers l’ombre, jusqu’à un accord dissonant de ré# mineur, comme dans la scène précédente, sauf que cette fois, il sera ponctué par un coup de feu.
  • Commentaire : cette relative communauté de conclusion harmonique entre les deux scènes où se jouent les destins des trois principaux protagonistes de l’opéra semble dire : de la sexualité forcée ou évitée découlent les mêmes résultats morbides…

Deuxième partie (ca 60′)

ACTE III

  • scène 1 (ca 8′) : au cimetière.
  • Distribution : Hänschen, Ernst, Otto, Georg, Thea, Ilse et Martha – Chœur d’adolescents en coulisses.
  • Contenu : les enfants assistent en cachette à l’enterrement de Moritz. Quelques-uns d’entre eux regardent au-dessus du mur du cimetière et répètent aux autre les bribes de conversation des adultes qu’ils parviennent à saisir. Les adultes jettent l’opprobre sur Moritz, son père prétendant que le petit n’était pas de lui et le directeur de l’école affirmant qu’il ne serait pas passé dans la classe supérieure. Les lycéens parlent du suicide de Moritz : on n’a pas retrouvé le pistolet. Ilse révèle à Martha qu’elle a rencontré Moritz juste avant son geste funeste. Elle a retrouvé le pistolet et veut le garder.
  • Traitement : la partition de cet Acte s’ouvre sur une nouvelle couleur vocale, un chœur d’adolescents a cappella. Il est le plus souvent écrit à trois voix, dans une modalité à la connotation religieuse, parfois litanique, entrecoupé d’interventions instrumentales à l’allure organale (quintes parallèles) colorées de cloches. Peu à peu, solistes et chœur constituent un chant alterné ou tuilé. Dans l’accompagnement orchestral, certains instruments (cors, basson) figurent les voix lointaines des adultes. Dans les dialogues qui suivent, d’une écriture libre et récitative, l’orchestre pullule d’allusions musicales au deuxième Acte : accord sombre de Moritz, Reine-sans-tête, etc.
  • Commentaire : cette scène est enchaînée à la suivante par une tenue des contrebasses.
  • scène 2 (ca 5′)
  • Distribution : Hänschen, Ernst, Otto, Georg, Thea, Martha – Chœur d’adolescents.
  • Contenu narratif : Hänschen prend la parole pour lancer impromptu une scène de défoulement où les enfants parodient le conseil des professeurs qui a fait comparaître Melchior. Celui-ci est accusé d’avoir causé le suicide de Moritz par son « essai » initiatique.
  • Traitement musical : dans une agitation de fusées orchestrales (cordes en tutti) Hänschen imite le discours du directeur, singé par les autres solistes et le chœur d’adolescents. Peu à peu, dans cette parodie de jugement où le défenseur n’a le droit de répondre que par oui et par non, le crescendo conduit à un exutoire paroxystique où, avant d’éclater de rire, les enfants hurlent dans un parlando polyrythmique : « Sie haben sich ruhig zu verhalten ! (Vous êtes tenu de vous comporter calmement !) ».
  • Commentaire : après la liquidation des fusées, cette scène est enchaînée à la suivante par la tenue d’un accord d’harmoniques des violoncelles.
  • scène 3 (ca 8′) : chez les Gabor.
  • Distribution : Melchior, Mr et Mme Gabor en coulisses.
  • Contenu : Melchior entend, derrière la porte, une discussion de ses parents. Herr Gabor critique les méthodes d’éducation laxistes de son épouse qu’il juge trop laxiste, tandis que Frau Gabor défend et excuse son fils d’être chassé du collège. Toutefois, lorsque le père de Melchior exhibe une lettre démontrant que Melchior et Wendla ont eu une relation sexuelle, Frau Gabor cède et déclare qu’il faut l’envoyer en maison de correction.
  • Traitement : on entend à peine les premières répliques, lointaines, dans les coulisses. S’ensuit un duo, où le réalisme psychologique préside à l’écriture vocale. L’orchestre, quant à lui, se focalise sur les sentiments de Melchior : son inquiétude en entendant cette conversation, sa tristesse à la menace maternelle de quitter son père (solo de trompette bouchée), son émoi à l’évocation de sa lettre à Wendla, son effroi en comprenant que sa mère l’abandonne, le tout conclus par un pizzicato sur do grave.
  • scène 4 (ca 8’30) : chez Bergmann.
  • Distribution : Wendla.
  • Contenu : Wendla, malade, comprend qu’elle est enceinte et reproche à sa mère de ne pas lui avoir tout dit. On entend entrer la mère Schmidtin, avorteuse…
  • Traitement : cette scène, fluide et onirique, commence – sur un do aigu – par une longue introduction orchestrale qui s’ouvre comme un éventail, avec les quintes de Wendla. Le monologue de Wendla est ensuite accompagné par un jeu particulièrement raffiné de dispositions multiples des cordes, divisées de toutes les manières possibles. Un deuxième passage orchestral sur les quintes évapore le matériau dans un travail inverse à celui du début, lorsque Wendla déclare qu’elle doit mourir (O Mutter, ich muß sterben). Réminiscences du ton pensif et indécis de la scène 2 de l’Acte II : culpabilité de Frau Bergmann. Avalanches chromatiques, glas stylisés et nous voici dans les souvenirs de Wendla, accompagnés par des bribes de musiques de la scène d’amour charnel avec Melchior. « Mes pieds ne touchaient pas le sol… (Meine Füße berührten den Boden nicht…) », dit-elle, alors qu’un dernier travail instrumental sur les quintes brisées, grimpe chromatiquement comme si elle s’envolait. Extase… Mais Frau Schmidtin est là …
  • Commentaire : concernant le langage musical ciselé de cette scène, voir aussi nos exemples 2, 5 et 6 ci-dessus.
    Enchaînement par tenue harmonique.
  • scène 5 (ca 3′) : la maison de correction.
  • Distribution : Melchior.
  • Contenu : pendant ce temps, Melchior cherche un moyen pour se sauver de la maison de redressement et retrouver Wendla dont il espère le pardon.
  • Traitement : récitatif expressif, accompagné, comme une idée fixe, par quelques cordes solos et l’un ou l’autre vent sur des éléments de la scène de viol, des morceaux épars de la ritournelle enfantine et l’écho de la discussion de ses parents (solo de trompette, ici transposé à l’alto).
  • Les scènes 4 et 5 sont le pendant l’une de l’autre. Si le monologue de Wendla semble indiquer qu’elle a gardé un souvenir somme toute édulcoré de sa relation avec Melchior, celui-ci, au contraire, est perclus de culpabilité.
  • scène 6 (ca 6′) : dans les vignes.
  • Distribution : Ernst et Hänschen.
  • Contenu : ils mangent du raisin, découvrent leur attirance mutuelle et s’embrassent.
  • Traitement : subitement plus haut que la scène précédente, comme une éclaircie, ce duo est écrit dans un esprit joyeux, simple et champêtre. Introduction pour deux flûtes – auxquelles viennent s’adjoindre les clarinettes – et quatuor à cordes (solos), contrepoint doucement exalté dans le ton populaire des tierces parallèles, couleur para-modale. Quelques légers gonflements orchestraux (harpe, déploiement des cordes, cor), viennent donner de l’air à ce seul véritable duo d’amour de l’œuvre. Après une reprise musicale partielle (et transposée), qui donne à ce duo un petit côté « aria da capo », une dégringolade chromatique ramène la texture musicale sur un harmonique ténu du premier violon solo, liée à l’introduction de la scène suivante.
  • scène 7 (ca 20′) : au cimetière.
  • Distribution : Melchior, le spectre de Moritz, l’Homme masqué.
  • Contenu : Melchior découvre la tombe de Wendla et s’accuse d’être responsable de sa mort. Moritz apparaît, avec sa tête sous le bras, et demande à Melchior de le suivre. Celui-ci préférera partir avec l’Homme masqué, qui lui propose de le guider vers le monde des hommes, laissant Moritz se recoucher tranquillement dans sa tombe.
  • Traitement : cette scène est écrite comme un mini-opéra fantastique en soi : long prélude orchestral – tristesse du chœur de coulisses lisant, en homophonies, les inscriptions de la tombe de Wendla – apparition grand-guignolesque du spectre de Moritz – conversation et insistance de Moritz, clairement scandée, pour que Melchior lui donne la main – intervention de l’Homme masqué et débat contradictoire (avec force gestes orchestraux de dénis, rebuffades et autres mouvements de colère) – conclusion apaisée sur une suspension mystérieuse et lancinante.
  • Commentaire : on retrouve ici de multiples scories motiviques de l’opéra, mais recyclées, transformées et comme retournées : les superstructures harmoniques semblent être passées en dessous et vice-versa…

***

Frühlings Erwachen veut être un opéra, et rien d’autre. Loin du brouhaha de l’expérimentation tout autant que des sirènes de la restauration, il jouit du plaisir de retourner là d’où vient toute musique : de la parole et du geste. Cela lui confère une limpidité et une innocence, qui semblent droit venues du sujet abordé : la transsubstantiation de l’enfance en volonté.
Ce n’est pas pour autant le résultat d’une naïveté entretenue, mais, au contraire, le fruit d’une culture amoureuse et d’une étude minutieuse : la triple activité de Benoît Mernier – compositeur, organiste, pédagogue – l’a doté d’une riche connaissance de la rhétorique musicale et d’une solide maîtrise technique, animées par le désir vivace de communiquer. Communiquer avec l’auditeur, peut-être, mais aussi et surtout faire communiquer ses aspirations éparses de manière à en extraire une forme agissante et irréductible. C’est peut-être cela qu’il se plaît à revendiquer comme « artisanat » : la quête permanente, dans l’acte en soi, d’un équilibre fécond mais forcément instable entre science et innocence retrouvée, curiosité et invention.
L’adjonction de musique à côté des mots reste un mystère : combien ajoute-t-on de sens, combien en retire-t-on ? Quand est-ce trop explicite, quand l’est-ce trop peu ? Qui comprend une figure de style, qui s’y égare ? Jusqu’où peut-on être redondant ou contradictoire ? C’est affaire de goût, n’est-ce pas ? C’est peut-être justement le courage de Benoît Mernier : oser se préoccuper de goût, humblement, et en faire son ouvrage quotidien.


Notes de bas de page

1 Comme en attestent les noms dont les affuble Wedekind dans la pièce originale, qui semblent être le fruit de l’imagination ironique de quelque potache : le pasteur, par exemple, s’y fait appeler Kahlbauch (Ventrechauve, dans la traduction de François Regnault)), les professeurs, Hungergurt (Trompe-la-fin), Fliegentod (Mouchamort) ou Zungeslag (Coup-de langue) et le docteur, Von Brausepulver (Bicar de Bonate)…

2 La création de la pièce n’eut cependant lieu qu’en 1906, à Berlin.

3 L’interprétation des rêves paraîtra en 1900 et les Trois essais sur la théorie de la sexualité, en 1905.

4 Jacques Lacan ne manquera pas de la faire remarquer en 1974 dans sa préface à l’édition française de L’éveil du printemps, chez Gallimard.

5 Ces débats portent, par exemple, sur la question du contexte familial dans lequel le masochisme aurait le plus de raisons de survenir. Les membres de la société psychanalytique conviennent que Wedekind a raison d’y voir davantage la résultante de l’absence du père, comme chez Wendla, que de la présence d’un père violent, comme chez Martha. Cela dit, Wendla est-elle vraiment masochiste ?

6 En 1907, au cours d’une intervention à la Société Psychologique du Mercredi, qui deviendra l’année suivante la Société Psychanalytique de Vienne.

7 Tout accomplissement sexuel est nécessairement le résultat d’une transgression symbolique, mais il y a une contradiction et une hypocrisie sociales à interdire une chose qu’on reconnaît comme indispensable, et à faire peser tout le poids de l’échec sur ceux à qui on a refusé information et guidance.

8 Il ne plaide d’ailleurs pour rien d’univoque, puisque la personnalité adulte la plus conciliante et compréhensive, Frau Gabor, s’avérera incapable d’admettre l’émancipation de son fils, et montrera ainsi son vrai visage de mère abusive pour qui la permissivité ne constitue qu’un outil de manipulation possessive, dont le pendant secret est l’intransigeance la plus sévère.

9 L’adaptateur ne s’y est d’ailleurs pas trompé, puisque c’est dans ce domaine que les élisions pratiquées ont été les plus drastiques.

10 « On ne la tient plus que pour une tragédie très méchante, d’un sérieux de pierre, pour une pièce à thèse, pour un manifeste au service de l’Aufklärung sexuelle ou encore je ne sais quel slogan de la pédanterie petite bourgeoise. Je serais étonné si je vois le jour où l’on prendra enfin cette œuvre comme je l’ai écrite voici vingt ans, pour une peinture ensoleillée de la vie, dans laquelle j’ai cherché à fournir à chaque scène séparée autant d’humour insouciant qu’on en pouvait faire d’une façon ou d’une autre. (…) ». Wedekind, à propos de Frühlings Erwachen.

11 Voir à ce sujet l’hommage que Benoît Mernier consacre à Boesmans pédagogue : A l’écoute du possible, in Philippe Boesmans, Entretiens et témoignages, sous la direction de Christian Renard et Robert Wangermée, Pierre Mardaga éditeur, 2005.

12 On parle de verticalité lorsqu’on se réfère à des sons simultanés, parce que, sur une partition musicale, ces sons synchrones sont notés les uns au-dessus des autres.

13 Il n’a d’ailleurs pas recours à l’infra-chromatisme (utilisation d’intervalles plus petits que le demi-ton) ou aux tempéraments inégaux, qui sont inévitables dans ces techniques de composition.

14 Pour la clarté de la présentation, nous avons omis, dans cette réduction, des arabesques de clarinettes (échos de la section précédente) aux deuxième et quatrième mesures de notre exemple.

15 Descente qu’on peut définir par : -1 demi-ton puis -2 demi-tons, ou (–1, -2).

16 Mises en exergue par le timbre un peu « en dehors » du hautbois.

17 Image d’un objet déformée par un système optique (un miroir courbe, par exemple). Par extension : déformation par translation non linéaire.

18 On désigne comme non-octaviant, un ensemble fini d’intervalles qui, en raison de sa structure interne, ne se reproduit pas d’octave en octave, comme une gamme ou un arpège du système tonal, mais à un autre intervalle, généralement proche de l’octave (7ème majeure ou 9ème mineure, par exemple).

19 Cette déclaration gonflée de mélancolie est aussi, alors que la jeune fille se sait confusément enceinte, une critique des explications absurdes de sa mère. Regrets d’un côté, culpabilité de l’autre : la désolation est totale.

20 Ces cellules ont elles-mêmes une forme mélodique plaintive, et participent d’un travail sous-jacent sur la mémoire : elles ont en effet été exploitées dans la scène 4 du deuxième acte, lorsque Wendla accueillait les baisers de Melchior par ce refus : « Nicht, nicht… ». On comprendra combien l’évocation de cet événement est ambiguë dans le contexte présent et en quoi le compositeur entend par là révéler la complexité affective du personnage de Wendla.

21 On a indiqué ces unissons par des traits en fins pointillés sur le premier système de l’exemple 5.

22 Disons, pour faire simple, qu’on appelle « enharmoniques » deux notes qui, bien que portant des noms différents, sonnent de la même manière (dans le système chromatique tempéré). C’est le cas de nos fa# et solb : dans une syntaxe atonale, ils ne sont écrits différemment que pour faciliter la lecture de mouvements mélodiques.

23 C’est nous qui la nommons.

24 Songs of Innocence, William Blake, 1789.

25 On appelle modulation métrique une modification de tempo sous contrainte. Une méthode simple – parmi les vingt formes possibles définies par François Nicolas – , consiste à prescrire qu’une certaine valeur rythmique doive en devenir une autre. Disons, par exemple, que la croche de triolet devient croche simple : nous instaurons un nouveau tempo une fois et demie plus rapide, et un nouveau cadre de proportionnalité des valeurs. Dès lors, en combinant modulation métrique et utilisation subtile des valeurs rythmiques, on peut viser par l’écriture l’utopie d’une subdivision continue du temps : il s’agit d’une tentative de contrôler la souplesse dans le domaine du temps. Elliott Carter (New York, 1908), est le premier compositeur à avoir exploité ce procédé de manière systématique.

26 Erdgeist (L’esprit de la terre, 1895) et Die Büchse der Pandora (La boîte de Pandore, 1901). En raison de cette communauté d’auteur, d’autres références à Lulu émailleront la partition de Frühlings Erwachen. Par exemple, la dédicace à Philippe Boesmans, pour ses 70 ans, reprend exactement la formule de celle de l’opéra de Berg à son maître Arnold Schönberg dans les mêmes circonstances anniversaires : «Philippe Boesmans zum 70. Geburtstag ».

27 Le terme « hétérophonie » désigne une forme particulière de l’exécution ou de l’écriture musicale dans laquelle une même mélodie est présentée simultanément par plusieurs exécutants avec des variantes « improvisées ».

28 On appelle ambitus, l’étendue d’une mélodie, d’une voix ou d’un instrument, de la note la plus grave à la note la plus aiguë.

29 Textuellement « chant parlé » : inventé par Schönberg pour son Pierrot Lunaire et utilisé ultérieurement par Berg, il s’agit d’un mode particulier de déclamation vocale plus parlé que chanté, où la hauteur des notes doit être comprise de manière approximative et fluctuante.

30 Quartes et quintes qui sont, rappelons-le, des intervalles complémentaires, c’est-à -dire, par exemple qu’avec la quinte ascendante do-sol, si on élève le do à l’octave, on obtient la quarte sol-do. Quinte et quarte sont donc deux facettes d’une même réalité musicale.

31 Que nous avons eu la chance de créer au sein du Quatuor Ictus.

32 Lorsque nous parlons ici de « modalité, de « tons entiers, d’harmonies par quartes, etc., nous évoquons généralement la constitution des agrégats qui constituent les bornes des interpolations harmoniques.

33 Nymphe des arbres et des bois.

34 C’est ainsi que Ilse décrit la « Priapie », ce qui donne à Mernier une nouvelle occasion de citer le prologue de Lulu, où il est, comme ici, question d’un chameau. Cette citation nous suggère combien le personnage de Ilse est, en effet, une préfiguration, dans l’œuvre de Wedekind, de cette Lulu que Berg mettra en musique.

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