Depuis l’an 2000, je passe une bonne partie de mon temps à écrire des Lettres Soufies, alors que je ne suis pas soufi, ni même musulman et que je ne parle guère l’arabe… Ces Lettres sont non seulement des missives adressées au « lecteur » attentif, mais aussi, et surtout, des exercices de calligraphie, des symboles alphabétiques. Elles s’inspirent en effet d’un tableau soufi reliant un vaste système d’interrelations symboliques aux vingt-huit lettres de l’alphabet arabe : une sorte de somme méthodique de la pensée métaphorique et mystique, telle qu’elle a pu être dressée jadis, par le Sheikh Abûl-Muwwayid du Gujerat (Inde), à des fins incantatoires.
J’ai lu le Jawâhiru’l Khamsah (c’est le nom de ce tableau alphabético-symbolique) de manière relativement « naïve », sans réelle préparation culturelle ni religieuse, un peu comme s’il s’agissait d’oracles ouverts du type des Stratégies Obliquesde Brian Eno et Peter Schmidt. J’associais librement sur cette table mystique aux éléments énigmatiques (les noms d’Allah, ses attributs, ses nombres, les djinns, les éléments, les planètes, etc.) et quelque chose prenait forme dans mon esprit qui convoquait dans une direction unifiée mes intérêts suivis pour l’arithmologie, l’alchimie et les modes de savoir ésotériques. Il restait alors à en déterminer les conditions d’existence sonore et la composition musicale commençait… Ce tableauincompréhensible fonctionnait comme un guide, une sorte de rassemblement des possibles en quelques lignes de force, et Sîn, ma première lettre soufie, fut rapidement achevée sous cette influence. Je décidai immédiatement de poursuivre l’expérience.
Ce n’est qu’après avoir achevé ma quatrième incursion dans ce processus – Lettre Soufie Z1(Zâ’), pour alto, piano et électronique – qu’un vaste projet vit le jour : composer l’entièreté de cet alphabet mystique en tentant d’instaurer, entre les pièces constituant l’ensemble, un système d’interrelations multiples aussi complexe que celui du tableau, avec la même volonté de complétude et d’exhaustivité, mais sur un plan musical. Je me promettais ainsi d’inscrire pas moins de vingt-huit pièces musicales dans un même ensemble conceptuel, sans pour autant les destiner à un concert unique.
Il s’agit donc d’un processus de travail commun, mais non d’un cycle au sens classique du mot : les pièces sont écrites pour des formations différentes, en fonction des besoins de la lettre choisie – pressentie – et des hasards de ma vie, et le projet global n’est pas unifié a priori. Au contraire, l’unité procède de la méthode de travail elle-même, de l’inscription dans l’instant, de l’absence de résistance aux accidents et aux digressions, du retour aux mêmes obsessions à des années de distance…, et non d’une conception générale préalable. Le matériau thématique passe librement d’une œuvre à l’autre, des formes se déclinent de différentes manières, un processus harmonique est recyclé, telle évocation stylistique affleure à plusieurs reprises, un instrument reprend ici un chant qu’il avait entonné là … Ce sont des voies de transformation. Tout est susceptible d’y apparaître, d’émerger naturellement du jeu de la transformation qui s’opère. La chose qui prend corps semble posséder une vie propre, évoluer à la dérive… Mais quelqu’un veille et, parfois, focalisant capricieusement son attention sur quelque détail qui l’interpelle, il l’extirpe de l’impavidité générale, pour le faire parler. Ainsi, chaque figure qui revient est-elle toujours neuve, car autrement parlée. C’est comme ça que je me représente le soufisme : vouloir Tout en tout et le temps comme un flux.
J’ai mis dix ans à écrire les 13 premières lettres, parmi d’autres occupations, et il y a gros à parier qu’il me faudra autant de temps pour composer les 15 restantes, Inch Allah…Entre-temps, je bouge, j’évolue, je change parfois d’avis, et de ce fait le projet est aussi l’histoire d’une initiation, à la musique et aux choses. Chaque Lettre est à la fois unique, dès lors susceptible d’être exécutée isolément, et profondément reliée à toutes les autres. Bref : destinée à former des mots.
Ces mots sont des « concerts » organisés autour de la succession de plusieurs lettres. Jusqu’à aujourd’hui, deux Mots Soufis ont été prononcés : KDGhZ2SA, par l’Ensemble Ictus et l’Orchestre National de Lille sous la direction de Peter Rundel (Ars Musica 2006, Bozar) et YZ3Z2Z1S2, par l’Ensemble Ictus et le Centre Henri Pousseur (électronique) sous la direction de Georges-Elie Octors et Fançois Deppe (Ars Musica 2010, Flagey).
A son terme, le projet devrait renfermer plusieurs centaines de Mots possibles. Une réseau de cycles, en somme, aux virtualités assez réjouissantes…