Texte en français du livret de mon deuxième enregistrement de Triadic Memories de Morton Feldman (Sub Rosa, 2010)

En été 1990, je publiais chez Sub Rosa un enregistrement des Triadic Memories de Morton Feldman (1926-1987). C’était un des premiers enregistrements de cette longue pièce pour piano seul achevée le 23 juillet 1981. La partition utilisée était éditée depuis 1987 par Universal Edition sous le numéro UE 17326. Peu de temps après la sortie de mon disque, Universal a publié une nouvelle édition. Au bas de sa deuxième page, on peut trouver, sous la dédicace à Aki Takahashi et Roger Woodward, une discrète indication : « corrected edition : 14.2.1991 ».

Je l’ai longtemps ignoré : ma partition de 1987, je l’avais soigneusement déchiffrée et annotée, analysée, travaillée patiemment, jouée plusieurs fois en public et enregistrée ainsi. Cette pièce sonnait magnifiquement, le graphisme de l’édition était impeccable, l’écriture cohérente de bout en bout, aucun erratum n’avait été publié. Pour moi cette partition était l’œuvre. Pas mal d’auditeurs me disaient apprécier mon disque méditatif et j’en étais assez fier.
Une chose, cependant, était restée en suspens dans mon esprit. Feldman utilise, dans cette pièce comme dans d’autres, une organisation très particulière des répétitions – textuelles ou plus ou moins modifiées – pour laquelle il met en œuvre un système de « barres de reprises » (une notation qui signale qu’on doit jouer un passage deux fois) très contrôlé. Certaines de ces barres de reprises, par exemple, sont placées de manière inhabituelle au milieu des mesures, rompant ainsi le mètre, comme dans un montage de bande. Il était très clair, face à toutes les stratégies de la partition visant à désorienter la mémoire et à déstabiliser les attentes de l’auditeur – avec l’objectif manifeste de favoriser une écoute inscrite dans l’immédiateté du son, où l’avant et l’après ne dispenseraient pas de se focaliser sur l’instant – que le principe classique des reprises par deux devenait vite systématique – par là prévisible – et donc en contradiction esthétique avec cette écriture « a-mnésique ». Je m’étais donc permis à gauche à droite d’ajouter l’une ou l’autre reprise impromptue, mais de manière très limitée par respect pour « la » partition et juste suffisamment pour atténuer l’inadmissible prévisibilité des « bis » mécaniques. Ce faisant, j’avais conscience qu’il y avait un problème d’écriture, mais il ne m’était pas venu à l’esprit qu’il pouvait être lié à une édition pervertie.

UE 1987, p.23

UE 1987, p.23

J’ai ensuite fait beaucoup d’autres choses et je ne suis plus revenu sur cette question. Bien plus tard, cependant, en raison de quelques signes extérieurs incompréhensibles, je me suis décidé à commander une nouvelle partition des Triadic Memories. J’ai tout de suite vu l’indication « corrected edition ». La partition, d’un point de vue graphique, paraissait exactement pareille… à un tout petit détail près : dès la page 5, on pouvait remarquer des chiffres discrets soigneusement notés au-dessus de la plupart des doubles barres de reprises. Ces chiffres, qui avaient été négligés dans « ma » première édition, indiquaient, sans aucune approximation possible, que certains passages devaient être joués non pas 2 mais 3, 4, 5, 7,… ou jusqu’à 11 fois ! Minuscule détail de notation aux conséquences formelles explosives. Universal n’avait même pas pris la peine de me signaler le problème. J’étais mortifié.

UE 1991, p.23. Une différence graphique presque invisible...

UE 1991, p.23. Une différence graphique presque invisible…

Luxe inouï, Sub Rosa m’a proposé de réaliser un nouveau disque de cette pièce, exactement 20 ans après le premier. Le voici. J’ai tout fait pour retrouver l’esprit de l’enregistrement de 1990: le même piano, le même ingénieur du son (Daniel Léon), la même manière de travailler, la même approche du clavier…mais cette fois avec la bonne partition : ma propre « corrected version ».

En réalité, tout est différent. Entre-temps, j’ai changé et le temps a passé sur la musique de Feldman. Ces reprises multiples entraînent une tout autre gestion de la forme globale. Ce n’est donc pas juste la même chose sans trahison involontaire : c’est tout autre chose. Pour moi, il n’y a pas vraiment de « version corrigée » possible. L’édition 1987-1991 était simplement une autre œuvre, qui n’avait pas été complètement dessinée par son signataire et qui posait des questions différentes à son exécutant. Un « presque identique » placé à des kilomètres du Véritable dans une Bibliothèque à la Jorge Luis Borges.

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